Des heures durant, je marche, marche sous le soleil féroce, à travers la campagne. Je traverse des forêts d’hévéas, je longe à nouveau des rizières, puis des plantations de cocotiers dont la récolte est assurée par des singes dressés. Quand j’aperçois des individus, je m’arrange pour les contourner habilement. L’outil volé me fatigue les épaules ; n’importe, je m’obstine à le conserver, certain qu’il m’assure une sorte de protection psychologique.
Je songe à la mère Versère, l’opticienne, bien peinarde dans son magasin, avec ou sans culotte. Dans quelle pistouille m’a-t-elle fourré, la chérie ! Je maudis sa frangine vagabonde. Elle pouvait pas aller à Venise comme tout le monde, la môme Rosy ? Ils espèrent quoi, les touristes, en venant galérer dans ce pays de mes fesses ? Se prennent pour Marco Polo. Polo mon cul, oui ! De quoi se pignoler dans l’une des vitrines des Galeries Foufounette !
Mes cannes se font télescopiques et pénètrent dans mon bassin, un peu plus à chaque pas. Je dois devenir nain, à force d’arquer sur des terrains déglingués.
J’ai des papillons plein la vue : des petits blancs, genre piéride du chou. Fuir, c’est un mot. Fuir c’est, je te le répète, s’éloigner d’un danger, mais ce déplacement, souvent, est illusoire. L’une de nos condamnations irrémédiables, c’est que nous sommes limités dans nos efforts. L’instant inexorable arrive où le manque de carburant nous terrasse : carburant nourriture, carburant repos.
Des plaintes lugubres sont émises par mes entrailles. J’ai faim. Et puis je suis à bout. Salope d’Annie qui n’avait pas mis de culotte ce jour-là ! C’est contre nature, ça ! Toutes les dames mettent une culotte. On ne promène pas une cicatrice à l’air libre ! Pour moi, le sexe des femmes en constitue une, et leurs slips sont des pansements !
L’esprit tordu, j’ai. Souvent, je me mets à considérer les êtres et les choses « autrement » et ça me révulse. Il m’est arrivé de regarder l’entrecôte appétissante qui emplit mon assiette et de la constater telle qu’elle est réellement, c’est-à-dire comme une tranche d’animal mort et, soudain, je suis incapable de la manger. Pour vivre bien, il faut peu penser, d’où la grande sérénité des cons. Au départ, cons, nous le sommes tous, et chacun a sa chance. Et puis, chez quelques rares individus, une mue s’opère et ils acquièrent l’intelligence. Ils sont alors foutus. Ils viennent de passer à côté de leur vie, de s’engager dans le maquis inextricable de l’esprit.
Histoire de me doper un brin, comme toujours dans ces périodes dénuementales, je songe à Félicie dans sa quiète maison. Quelle heure est-il en France ? N’ai pas le courage de calculer. M’man doit dormir, ou bien regarder la télé, ou peut-être encaustiquer ses vieux meubles. Elle reste la référence de mon univers. La seule qui soit possible, la seule qui soit exacte. C’est mon Pavillon de Breteuil, Féloche.
Elle m’attend.
Si elle m’attend, il faut bien que je revienne, non ? Au loin je distingue une route à forte circulation sillonnée par des camions.
C’est là que mon lutin sort de sa léthargie.
* * *
Une station d’essence sur une route, c’est comme un îlot sur la mer.
Avant de m’en approcher, je jette ma binette dont le poids pourtant modeste a fini par me disloquer les clavicules.
Toutes les aires de ravitaillement en gazoline se ressemblent, dans le monde. Des colonnes d’essence (de benzine, de pétrole, selon les patelins), un bureau-caisse où l’on vend des denrées alimentaires dont quelques-unes sont de première nécessité et toutes les autres parfaitement superflues, souvent, un grand parking permettant aux routiers de piquer un roupillon.
Je m’approche de la guitoune au ravito. On y propose des bouffes bizarres, du style beignet. La pâte à friture, on n’a rien trouvé de mieux pour cacher le sordide, le débectant. Prends n’importe quoi et fais-le frire, il paraîtra comestible, parfois appétissant.
C’est une vieille gonzesse qui tient la caisse. Lorsqu’elle est née, son bled s’appelait encore le Siam. Elle porte une blouse au nom de l’essence qu’elle vend et s’affuble de lunettes à gros foyers qui la font ressembler à Mme Marguerite Duras (pas celle de la pointe, celle de la barbe).
J’emplette quatre sandouiches à j’sais-pas-quoi, une « main de bananes » (comme dit m’man), une boutanche de Coke et quelques chocolats (c’est énergétique). La vioque enfouille mon grisbi sans plus s’intéresser à moi qu’à l’hygiène de ses trois dernières dents.
Je vais m’asseoir à l’ombre d’un toit de bambous, au fond du parkinge. Ce coinceteau est suffisamment à l’écart pour que je m’y sente en relative sécurité. Pour l’instant, les véhicules qui s’approvisionnent en carburant dédaignent l’aire de stationnement.
J’engloutis les deux tiers de mes emplettes et je décide qu’il me faut absolument récupérer. Plus je laisserai passer de temps, moins grands seront les risques de me faire serrer… Marrant comme on contracte vite une mentalité de trimardeur, à mener cette vie errante.
J’observe les environs et me décide pour un hangar tout proche qui a dû servir naguère d’atelier de réparations, mais le proprio de la station n’a pas trouvé la chose suffisamment lucrative. Sous ce hangar finissent de mourir quelques épaves de bagnoles d’une autre fois qui vaudraient une fortune aujourd’hui si on les avait entretenues un minimum. Une échelle de bambou (les barreaux tiennent par des liens) permet d’accéder à l’espace situé entre le plafond en planches disjointes et le toit de tôle. On a entreposé des pneus dans cette espèce de soupente.
Je grimpe et, avec une magnifique impudeur, retire la frêle échelle. Une fois en haut, je m’arrange une niche au milieu des boudins. Ceux-ci sont vieux, lisses pour la plupart et ne peuvent plus guère servir que de paroi de protection sur les méandres d’un karting. Je pisse dans un jerrican rouillé. Capacité 20 litres ! J’ai de quoi voir venir !
A travers ma dorme pourtant profonde, je continue de percevoir le grondement de la route ainsi que le bruit haletant des monstres qui viennent stationner sur le parkinge proche. Loin de me troubler, ils me paraissent rassurants. J’éprouve une délicieuse notion de sécurité, dans ma niche. Je roupille avec « obstination », comme un qui voudrait ne jamais plus se réveiller. A croire que le seul but de mon existence, désormais, c’est de pioncer, et de pioncer encore, comme ça jusqu’à ce que la vie s’en aille de moi.
Et le temps s’écoule. Par paliers, le sommeil relâche son emprise. Cela ressemble à une renaissance. L’instant vient où je me sens « reconstruit ». Mon corps se remet au service de ma volonté. Il y a « harmonie » entre lui et ma pensée.
Je mate ma montre qui ne m’a pas quitté et je rigole en pensant au « coolie » que j’étais, binette sur l’épaule et Pasha d’or au poignet. Cherchez l’erreur !
Le cadran lumineux m’indique trois heures vingt. La circulation est en veilleuse et le déchaînement élytrique des insectes nocturnes l’a remplacé.
Programme ? m’interrogé-je.
Deux écoles : reprendre la fuite ou profiter de cette cache bénie pour laisser se calmer l’ardeur de mes chasseurs ?
La seconde solution me semble la plus sage. Un seul pépin à son adoption : je suis un homme d’action et je ne me sens pas capable de rester blotti parmi ces vieux boudins moisis durant un temps indéfini.
Ma disparition doit prodigieusement énerver ceux qui me coursent. Elle attise leur rage et les stimule au lieu de les calmer. Il faudrait bien des jours pour qu’ils commencent à se désintéresser de moi. Sachant que je fuis pédestrement, ils doivent passer toute la région au peigne fin. Qui me dit qu’ils ne sont pas tout proches d’ici, prêts à m’alpaguer ?
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