Ma carte à la main, je dépose la partie faite pour de ma personne sur un banc qui vient de surgir inopinément. Salami s’installe à ma droite, comme il sied. Je me perds alors dans des réflexions uniquement professionnelles, génératrices de progressions.
J’étudie la zone concernée par les réparations. Pourquoi ce rancard à la station, au lieu d’attendre tout bonnement le mec chez elle ?
Réponse envisageable : « Parce qu’elle ne se sentait plus en sécurité à son domicile. »
« Pourquoi avoir choisi la gare, fermée à pareille heure ? »
« Parce que c’est un endroit facile à trouver. »
« Existait-il dans le secteur d’autres lieux pouvant servir également de point de ralliement ? »
Examen du plan.
« Effectivement, il y aurait eu l’église Sainte-Meringue située à trois jets d’eau bénite de chez nous. Mais la femme paniquée (voire pas niquée) lui a préféré la station. Probable parce que proche de son domicile (missi dominici, ou missile à domicile). »
Bon : allons-y.
Certes, mais où ?
* * *
Je me pose sur le parking de la gare. En ce début d’aprème, peu de voyageurs : de friponnes petites-bourgeoises qui vont à Pantruche se faire tirer tandis que leur gagneur trime.
Salami qui a trop chaud s’égoutte de la menteuse en haletant.
— Ma parole ! grondé-je exaspéré, vous vous la donnez belle, baron ! Qui a du nez, de nous deux ? La grognasse qui nous intéresse, c’est vous qui l’avez vue, non ? Si j’avais la chance d’être chien de chasse, j’irais renifler à mort la partie de la place où elle poireautait.
« Un cador digne de sa race doit pouvoir “lever” quelque chose, un brin de piste, n’importe quoi ! Partant du lieu où elle attendait jusqu’à l’endroit où le mec l’a prise à son bord, il y a fatalement eu une émission d’effluves ! Au lieu de laisser traîner votre grosse bite sur le pavé, vous feriez mieux de la rechercher ! »
Là, je l’ai vexé, Ventre-à-terre. Il sent que je n’ai pas complètement tort et me démarre une action de grand style, pif au ras du sol, fouinasseries circulaires sur le terre-plein, portugaises en ailes d’albatros, grognements de sanglier fouisseur aux prises avec un gisement de truffes. Par instants, un furtif jappement de roquet pouvant faire douter de l’orthodoxie de ses mœurs, lui échappe.
Après avoir tourné-viré, le voici qui, oublieux de ma présence, s’élance dans une artère paisible. Il monte sur un trottoir qu’il continue de flairer avec délices et circonspection, stoppe çà et là, tournique sur soi-même, repart, arrose à la volée le pied d’un lampadaire et reprend sa piste.
Je le file à maigre distance. Le vois traverser une rue, marquer un temps, revenir en arrière, puis repartir. Nous parcourons une quatre centaine de mètres de cette allure hachée. Pour terminer, mon guide s’immobilise devant un ravissant petit immeuble grand standing posé sur un îlot de verdure cossue [4] Je parle de verdure cossue car la nature des gens riches diffère de la nature des gens pauvres. Chez les seconds, on trouve une sylve peu coûteuse où les plantes modestes se développent à la « va-comme-je-te-pousse », alors que chez les nantis, elle vient d’ailleurs et des jardiniers doivent demeurer à son chevet en permanence.
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La construction comprend deux étages répartis entre deux propriétaires. Leurs entrées sont tête-bêche. Mon Sherlock Holmes, après de rapides investigations se rend à l’entrée desservant le premier, ce qui ne me surprend pas car les lumières brillent à toutes les fenêtres du niveau supérieur, bien que nous soyons, non seulement en plein jour mais, de surcroît, en plein soleil.
Salami parvient avant moi sur le palier. Ses efforts physiques le font haleter ; un filet argenté dégueuline de sa langue rose jambon. Il se retourne pour s’assurer que je l’ai suivi. Rassuré, il redresse sa queue fléchissante.
La porte surenchérit sur le cossu ambiant. On en devine l’épaisseur rien qu’à la voir. Bois du Nord très clair, avec des cloutures dorées. Sur le chambranle, une plaque de cuivre : « ÉLÉONORE » en caractères noirs. Pas de nom de famille. Mais peut-être en est-ce un ? Grand-mère me disait que les gens possédant un prénom pour patronyme descendent d’enfants trouvés. Je n’ai jamais eu confirmation d’une telle assertion ; si elle est fondée, je salue tous ceux qui, ayant au démarrage un prénom pour raison sociale, ont su s’en confectionner un blaze à toute épreuve.
Sous les huit lettres, un bouton que je presse. Le timbre à modulation de fréquence retentit dans l’apparte. Combien de sonnettes ai-je actionnées au cours de ma carrière ? On exerce un boulot de démarcheurs à domicile. À force de pratiquer cette manœuvre, j’ai acquis un vingt-deuxième sens qui me prévient lorsque mon geste restera stérile.
— Nobody , hé ? fais-je à mon tronçon de boa à pattes.
Il lève la tête, puis hausse l’épaule comme je le lui vois faire dans les périodes d’expectative.
— La règle des trois sommations, soliloqué-je en filant une nouvelle branlée au carillon.
Attente de soixante secondes, ensuite de quoi je sors mon sésame avant d’actionner le bistougnet pour la dernière fois.
Et nous voici « in ».
Te dire quel chien est Salami : il essuie ses papattes avant de pénétrer.
Moi pas.
L’appartement moderne est d’inspiration danoise. Y a du teck et du verre à profusion. La charpente du toit constitue le principal élément de la décoration. Ça fait un peu caravelle. Les branches d’un cyprès donnent vie aux baies. Ameublement dépouillé jusqu’à l’arête. Japonouille, si tu connais. Des canapés au ras de l’ardoise garnissant le sol. Des étagères immenses pleines de livres et d’objets saugrenus. Sur les murs, des dessins traités à l’encre de Chine et au pinceau, que ça représente des roseaux, voire des idéogrammes. Style intéressant, mais moi je m’y ferais chier la bite. J’ai trop l’habitude de nos vieux meubles de famille et des pomponnettes chères à m’man.
Ce qu’il y a d’incommodant, ce sont toutes les lumières raffinées allumées dans cette clarté solaire… Le seul endroit à peu près vivable c’est un coin cheminée (de cuivre) pourvu de deux fauteuils (bas, certes) en cuir noir faisant songer à de la peau de squale. Sur l’un des sièges se trouve un téléphone portable ainsi qu’un livre de Harry Crews intitulé Body et un verre long drink vide. Je le hume. Il a contenu du Pipermint.
À ce point de mes recherches, je suis alerté par les aboiements sourds de mon auxiliaire. Ils proviennent du fond de l’habitation. Comme je m’y dirige, mon sens olfactif est mis en éveil par une odeur que nous connaissons bien, nous autres flics : celle de la poudre.
Salami se tient devant une lourde, à l’extrémité du couloir. Il donne de la voix, sans entrain, de manière espacée.
D’un regard sagace, je couvre l’événement. La porte qui excite le quadrupède est celle des tartisses. Six trous disposés en losange la perforent à mi-hauteur.
— Mettez-y une sourdine ! lui intimé-je.
Il cesse son solo et sa queue trompetteuse fait le salut aux couleurs.
— Sortez-vous, le ténor !
Il s’écarte docilement. Je chope la poignée de la porte, mais c’est targetté de l’intérieur.
Pas d’autre solution que le coup d’épaule gestapiste. Un seul a suffi, fort et sec. Le panneau cède et court embrasser le mur après avoir anéanti le distributeur de faf à fion.
Je découvre une femme en robe de chambre de satin rose, effondrée sur le côté gauche des cagoinsses. Personne d’un âge certain : cheveux blancs, revigorés au rinçage bleuté, rides en toile d’araignée formant une crépine sur sa figure.
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