— Suzon!
Donc, ce n'était pas seulement une image, il avait un corps aussi, hauteur, largeur, épaisseur, densité, parfum, pilosité… une troisième dimension… un âge, peut-être… peut-être une existence…
— Suzon, ma grande!
En tout cas, s'il sortait de sa tombe, c'est qu'on y avait installé une fameuse lampe à bronzer!
— Après tant d'années…
Il serra Suzanne contre son torse de taureau. L'ambre de sa peau, l'or de ses bijoux, le sel et le blé de sa toison, la santé de ses dents, l'étincelante candeur de son regard, restituaient généreusement au monde toute la lumière monopolisée sur ses tournages.
— Laisse-moi te regarder…
Il écarta Suzanne et la tint à bout de bras. Ses lèvres charnues souriaient, enfantines.
— Toujours aussi chieuse?
Il éclata d'un rire qui ne se reprochait rien, serra de nouveau Suzanne, mais contre son épaule cette fois, puis, se tournant vers Julie et moi:
— Madame, monsieur, qui que vous soyez, je vous présente la conscience du cinématographe.
Puis, à Suzanne:
— Sans blague, cette nuit encore je relisais les notes de mes carnets, à l'heureuse époque du Studio Parnasse, qu'est-ce que tu nous mettais, bon Dieu, pendant les débats! Tu verras, j'ai tout conservé, je te montrerai.
Et, de nouveau à nous:
— Je suis sérieux, la conscience d'une génération! Vous l'ignorez sans doute, mais vous lui devez tout ce que le cinéma français a produit de respectable depuis les années soixante.
Petite fêlure, soudain:
— Par conséquent, rien de ce que j'ai fait moi-même… moi, je me suis quelque peu… disons… dévoyé.
C'est à ce moment précis que Suzanne plaça le carillon de son rire.
— Et qu'est-ce qui me vaut l'honneur de ta visite, dévoyé?
Il la libéra enfin, laissa retomber ses mains qui claquèrent sur ses cuisses, haussa les épaules et lâcha, comme une évidence:
— Le remords, évidemment!
Suzanne dut estimer que cela méritait un petit développement, parce qu'elle lui proposa un siège, un whisky, et nous présenta.
— Corrençon, s'exclama-t-il, Julie Corrençon? La journaliste?
Julie coupa court:
— C'est Benjamin qui écrit mes articles.
Il ne s'attarda pas sur mes mensurations et entra dans le vif du sujet.
— Voilà, Suzon, il y a une petite quinzaine, Fraenkhel, le docteur, m'a appris que le vieux Job, son papa, te confiait sa cinémathèque.
J'ai compris au regard de Julie que j'aurais dû me taire, mais l'expression de ma surprise résonnait déjà à nos oreilles.
— Vous connaissez Matthias Fraenkhel?
— Il a été le gynécologue de mes quatre premières femmes et s'occupe parfaitement de la cinquième.
Parenthèse qui ne nous dévia pas du sujet.
— Mais tu connais le bon docteur, Suzon, pas un sou de jugeote quand il s'agit de budgétiser une affaire.
(«Budgétiser une affaire»… le son des mots, leçon des mots… sourions, Matthias…)
— La donation, c'est bien beau, mais l'Etat prend son obole, là-dessus! A combien peut-on estimer la cinémathèque du vieux Job, d'après toi? C'est bien simple, il a tout. Enfin, tout ce qui compte. Tirages et négatifs…
Suzanne ne sortit pas sa calculette. Elle s'amusait follement. Jubilation imperceptible à des yeux éblouis par leur propre lumière.
— Bon. A part le coût de cet impôt, il y a la question du stockage et de l'entretien. L'entretien, Suzanne, et la restauration d'un bon nombre de bobines, certainement. Comment comptes-tu y faire face?
— Les entrées, j'imagine…
— Ma chérie, les entrées couvriront à peine tes impôts locaux. Ne va pas croire qu'il y aura foule. Pas les premières années, en tout cas. Le cinéma est moribond comme art, j'en sais quelque chose, c'est moi qui l'ai enterré.
A nous, ouvrant des bras de spectre:
— Eh! oui, le Roi des Morts-Vivants!
Retour à Suzanne:
— Alors, voilà ce que j'ai proposé à Matthias.
Il marqua la pose de l'instant crucial.
— Oui? demanda gentiment Suzanne.
— Je prends tout à ma charge.
— Tu prends tout à ta charge? sourit aimablement Suzanne.
— Tout. Y compris la rénovation de ta taule qui me paraît tomber en ruine. A propos, tu n'es pas frappée d'expulsion?
— Je ne suis que gérante, je négocie…
— Tu n'auras plus à négocier et tu seras propriétaire, j'en fais mon affaire.
— Et qu'a répondu Matthias Fraenkhel? demanda délicatement Suzanne.
— Il était ravi, tu penses, il a sauté sur l'occasion!
— L'occasion…
Le mot plaisait à Suzanne… qui répéta, lentement, sous le bleu brasier de ses yeux:
— Tu en fais ton affaire , et c'est une bonne occasion … C'est ça?
Cette fois, tout de même, il repéra les italiques derrière le sourire de Suzanne. Et ce que nous vîmes, Julie et moi, tenait de l'éclipse: il s'éteignit.
Exactement comme je te le dis: le Roi des Morts-Vivants s'éteignit! Gris sous-sol, tout à coup. Plus le moindre rayonnement. Gourmette en deuil, bague morte, odeur délétère. Sa voix haut perchée d'adolescent perpétuel chuta vers l'incertain, le rocailleux, le très proche de la terre. Le souffle ébréché d'un microsillon. Une mue de vieillard.
— D'accord, Suzanne… (il hésita)… je savais bien que je te retrouverais comme je t'ai laissée.
— Comme je t'ai laissé, corrigea poliment Suzanne.
Personne au monde n'est plus poli que Suzanne O' Zyeux bleus, tu verras. Ni plus gai. Ni plus incorruptible en sa politesse gaie.
— Comme tu m'as laissé, d'accord.
Eh oui, ce n'est pas en altitude que niche la vérité, c'est vers le bas. Elle gîte. Faut descendre. Faut creuser.
Julie, sentant qu'on s'enfonçait en territoire d'intimité, me tapota la main et fit mine de se lever. Suzanne lui jeta un regard suspensif, elle leva son index. Nous nous rassîmes. D'ailleurs, nous n'existions pas. C'est à Suzanne que le Roi parlait.
— Alors, écoute-moi bien, Suzanne. Je suis le Roi des Morts-Vivants, c'est une affaire entendue, j'ai gâché ma pellicule et n'ai pas pu t'embobiner. Ce n'est pas aujourd'hui que je vais essayer.
Il avait l'œil sur ses chaussures. De gros doigts courts cherchaient ses mots.
— Ce n'est pas une affaire que je te propose, Suzanne, ce n'est pas une occasion sur laquelle je me jette, non… Je paie, c'est tout. Je paie et tu gardes ta liberté.
— Qu'en penserait le vieux Job, d'après toi? demanda Suzanne, qui ajouta: donne-moi ton verre, que je te resserve.
Il fit non de la tête.
— Le vieux Job n'est pas Matthias. Il n'a pas cette innocence. Si j'allais le trouver en lui proposant de jouer les conservateurs de son patrimoine, il ferait comme toi, il m'enverrait chier. (Sourire amer.) Pourtant, Dieu sait qu'il m'en a fourgué, de la pelloche, le salaud!
— Alors pourquoi venir ici?
— Pour te dire que ce n'est pas de moi qu'il s'agit.
Il leva les yeux. Il voulait aller vite, à présent.
— Encore une fois, Suzanne, je raque, un point c'est tout. Le vieux Job t'a choisie toi et il a bien fait. Tu rachètes les murs du Zèbre, tu fondes une SARL, tu lui donnes les statuts que tu veux, sous la protection des avocats de ton choix, mon nom n'apparaît nulle part, tu ne me dois rien, je n'ai aucun droit et je finance tout, sans aucune contrepartie, pour la durée de ta vie, bail renouvelable après ma disparition et la tienne pour le successeur de ton choix. C'est une entreprise énorme, Suzanne, vraiment. Tu n'y arriveras pas sans argent.
— Je peux trouver un autre financement…
— Qui te laisse une liberté absolue? Nulle part. Ils voudront tous leur part de bénef et leur morceau de gloire. Tu les connais aussi bien que moi, tu les as fuis toute ta vie: sponsors, banquiers, télévisions ou gens de la maison, ils tireront la couverture à eux et tu te retrouveras les pieds à l'air. Le vieux Job t'aura confié une mémoire qui deviendra la leur.
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