— Mais il…
— Je sais, interrompé-je : il tenait le combiné de sa main droite et il n'était pas gaucher. Mais à mon avis, c'est là que Mathieu Mathias est intervenu. Alerté par les détonations le jardinier est entré. Personne n'apparaissant, il s'est livré à une mise en scène pour une raison que j'ignore encore mais qu'il nous expliquera, j'espère, si on lui remet la main dessus.
— C'est insensé ! s'écrie le Tondu. En général, ce sont les crimes qu'on essaie de camoufler en suicide, et non pas les suicides qu'on travestit en meurtre !
— En général, c'est vrai, monsieur le directeur ; mais il est des exceptions pour confirmer la règle. Je sens que Mathieu est l'une de ces exceptions.
— Soit, après ?
— Après, il a repris son travail et a attendu. Le valet de chambre a donné l'alarme et Mathieu est allé quérir le docteur.
Le Boss est de plus en plus sceptique. Il se renfrogne et son nez pompe un air qui lui reste sur les éponges.
— Pourquoi a-t-il disparu ?
Je me marre.
— Ça y est, j'ai trouvé. Voilà ce qui s'est passé, patron. Mathieu fait le jardin. Trois détonations éclatent. Il entre, voit son patron mort et comprend qu'il s'est suicidé. Dans le tiroir où le comte rangeait son revolver il y a quelque chose qui excite la convoitise de Mathieu : de l'argent ! Il l'empoche. Mais il craint d'éveiller les soupçons en donnant l'alarme. Alors il veut faire croire au vol. Il colle l'appareil téléphonique dans la main du comte. Puis il emporte le fric, le cache dans sa gamelle et enterre celle-ci dans les rosiers. La suite, nous la connaissons : il va chez le docteur, il répond aux questions des enquêteurs, etc… Le lendemain, il revient déterrer sa gamelle, puis il disparaît.
— Après avoir tué son chien ?
— Oui. N'oubliez pas que Mathieu est un ivrogne. Une brute qui a jadis trucidé son épouse. Son chien voulait le suivre. C'était trop risqué. Alors, il a éventré la pauvre bête d'un coup de fourche et il est parti. Sans doute est-il allé s'installer dans un quelconque village, comme il le fit il y a plus de dix ans : Peut-être, plaisanté-je, se fait-il appeler Mathias Mathias maintenant ? Nous le retrouverons, patron. Et vous verrez que j'ai vu juste.
Le Vieux sourit.
— Après tout, c'est possible. Ma conviction à moi est qu'il a assassiné le comte.
Il fait claquer ses doigts.
— Mais dites donc, j'y pense, et les autres candidats ?
— Ça n'a rien à voir avec Mathieu, monsieur le directeur. D'ailleurs le troisième est mort accidentellement.
Il hausse les épaules.
— Et le second s'est tranché la gorge en se rasant ?
— Non. D'après moi, seul le deuxième meurtre est vraiment un meurtre.
Le Boss hausse les épaules.
— Un suicide, un meurtre, un accident ? C'est bien ça ?
— Exactement, patron.
— Vous aurez du mal à faire accepter ça aux journalistes !
— J'aurai des preuves !
— Dieu vous entende. Mais il me semble que vous oubliez un détail important.
— Lequel ?
Il s'assied à son bureau et caresse du bout des doigts les dorures de son sous-main de cuir repoussé.
— L'attentat dont vous fûtes victimes ce matin, Bérurier et vous !
Je fais la grimace. C'est pourtant vrai. Je n'y pensais plus. Ma parole, il va me flanquer le cafard, ce vieux bonze. Je préfère m'en aller.
Je vérifie l'alibi du gendre de feu Lendoffé avant de reprendre la route de Bellecombe. De ce côté-ci, pas de problème : inscrivez pas de chance et effacez le tableau. Le bambocheur a bel et bien passé l'autre nuit à Pantruche, en galante compagnie comme il m'en a fait l'aveu. Deux heures plus tard, je débouche sur la place de la mairie de Bellecombe. Elle est noire de monde. Pas la mairie, la place.
Juché sur un tonneau, Diogène triomphant, coiffé d'un canotier chevaleresque et flanqué de Morbleut et d'un Pinuche plus cachenézé que jamais, Béru prononce une allocution qui soulève les foules.
— Ce matin z'encore, l'assassin a essayé de m'avoir. Mais, je vous l'ai annoncé, pas plus tard qu'hier soir, Bérurier, on ne se le fait pas si vite ! Me revoilà plus que jamais, mes amis. Et moi, Béru, je vous l'annonce. Quand c'est que je serai votre député, jamais les affaires seront allées aussi mieux et jamais Bellecombe sera été si bellecombais !
On le porte en triomphe, Pinuche rit à travers son rhume.
Je fends là populace pour arriver jusqu'à lui.
— Il n'y a pas eu de bobo, pendant mon absence, Vieillard ?
— Penses-tu ! proteste Pinaud. C'est fou ce qu'il est aimé, notre Gros !
Il renifle à plusieurs reprises et dit en toussotant dans le creux de sa main.
— Par exemple, je me demande pourquoi il s'est adjoint un adjoint pareil ! Il n'avait qu'à me faire signe, je lui aurais volontiers rendu ce service !
Morbleut qui a l'oreille fine pour un ancien gendarme devient écarlate.
— Vous, le poisson-chat, fait-il au débris, je vous abstiens de ce genre de réflexions. Je suis l'ami intime d'Alexandre et…
— L'ami intime d'Alexandre, c'est moi, certifie le brave et doux Pinuche. Demandez plutôt au commissaire San-Antonio.
— Vous faites erreur l'un et l'autre, riposté-je ; de tous temps, Bérurier n'a eu qu'un ami : moi. Je les laisse en pleine angoisse pour rabattre sur le commissariat.
— Qui a-t-on tué, aujourd'hui ? demandé-je à la cantonade. (Ce qui m'est d'autant plus facile que Bellecombe est chef-lieu de canton).
Les inspecteurs présents haussent les épaules. -Personne encore. A propos, monsieur le commissaire, on vous a déniché une photographie de Mathieu Mathieu. Pas très fameuse ; ça n'était d'ailleurs pas, lui qu'on photographiait, mais…
— Je suis au courant, merci, tranché-je. Mathieu Mathieu s'appelle en réalité Mathieu Mathias, et il a assassiné sa femme voilà dix ans. Messieurs, vous allez drainer toute la Normandie, c'est le pays qui lui a donné le jour et je crois pouvoir vous dire qu'il s'y tient. Il a dû se réfugier dans un petit bled quelconque. A mon avis, vous le retrouverez sans trop de mal ! Il y a du-remue-ménage dans la basse-cour. Ces messieurs enfilent leurs vestons.
— Celui qui mettra la main dessus aura sa photo dans la presse, assuré-je.
Il faut toujours stimuler les hommes. On dirait un lâcher de pigeons ! Me voici seul dans le commissariat. Le soleil retrouvé entre à flots à travers les barreaux. Il s'en fout des barreaux, le soleil. Je me prends la tête dans les mains. Je suis bien, je ne pense pas, ou à peine… J'évoque la môme Natacha, si belle et si dingue… Un beau morceau. Faudra que j'aille lui rendre visite pour lui dire que je lui ai menti. Pour lui raconter l'histoire navrante de son comte, aussi. Si, comme j'en suis convaincu, Gaétan s'est suicidé, son sacrifice ne doit pas être inutile.
La porte s'ouvre sur un Martinet fringué façon mylord, et plus radieux qu'un projecteur de D.C.A. Il porte un complet de couleur gris clair, une chemise pervenche et une cravate jaune canari. (Elle serait même jaune serin, seulement je ne veux pas le vexer.) Il brandit une enveloppe qu'il agite sous mes yeux.
— Elle a répondu, monsieur le commissaire !
Ça me fait du bien partout, plus où je n'ose pas vous dire !
Je sors un morceau de papier sur lequel est écrite cette phrase sibylline — Je vais à l'église Sainte-génuflexion tous les soirs à sept heures.
C'est une invitation déguisée à ouvrir les négociations.
— Voilà qui est parfait, mon garçon, dis-je au Martinet déguisé en canari.
— Quelle va être la suite des opérations ? s’informe le bathouze.
— Naturellement, tu vas y aller. Et tu lui demanderas seulement combien elle paierait une preuve…
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