Il sert un scotch de twenty years et se tourne vers ma pomme.
— Pareil ! lui dis-je en montrant le glass de mon voisin.
Stone-Kiroul ne réagit pas. Il est plongé dans des pensées qu’on pressent pas fofolles le moindre. Ça ne va pas être fastoche d’engager la converse. Un Anglais triste, pour lui dévisser la menteuse, faut s’employer, espère !
Je risque un sourire engageant, mais il paraît ne pas le voir. A cet instant, j’entends des rires derrière moi. Mon Anglais se retourne et le voilà qui se poile aussi. Une main décharnée se pose sur le pli de mon coude.
— Je te demande pardon, grand, mais tu as emporté les clés de ta voiture machinalement et on gêne un car de perdreaux.
Pinuche ! En pyje et pantoufles, son chapeau à la main ! Si t’as déjà vu du plus cocasse, envoie, j’achète ! Les gays du Doigt dedans sont cisaillés par l’apparition. Ils croient à une attraction.
Rageur, je présente mes clés à Baderne-Baderne.
— Il vaut mieux que tu y ailles toi-même, grand, car je n’ai pas mon permis de conduire sur moi, et ces crétins refusent de croire que j’appartiens à la Grande Maison.
Fou de rage, je m’arrache du bar et fonce vers la sortie. Les poulets de nuit rouscaillent avec des relents de beaujolais-village, comme quoi, qui est-ce qui m’a-t-il permis des fantaisies de ce genre ? Etais-je-t-il tellement pressé d’aller me faire tailler un petit calumet par les lopes de cette boîte ? Quand c’est qu’on veut prend’ du rond, on gare au moins sa bagnole avant de se faire miser, bon Dieu ! Allez ! Papiers ! Et que ça saute ! Ils vont m’ faire voir ce qu’on encourt à bloquer une rue pour se ruer à l’œil de bronze ! Et en abandonnant son vieux protecteur en pyjama dans sa tire, en sus ! Outrage aux mœurs pour ainsi dire ! Oust !
Je produis ma brème. Ils regardent, lisent, la bouclent, saluent.
— Puisque vous êtes là, les gars, leur dis-je, vous allez me faire embarquer l’une de ces bagnoles mal garées et ensuite vous mettrez la mienne à la place.
Lorsque je fais retour au rade, je trouve l’Eminent Pinaud en grande converse avec Peter Stone-Kiroul. Le Rosbif, ce type déboulant dans une taule de gays en pyjama, ça l’hilarise complet. Il a proposé un gorgeon à la Vieillasse, laquelle ne se fait jamais répéter ce genre d’invite, si bien qu’il écluse un godet de chablis frappé à la perfection. Il raconte que son ami (moi) étant venu lui rendre visite alors qu’il était déjà au lit, il l’a raccompagné sur son palier. Un courant d’air a claqué la porte ! De ce fait, il est « enfermé dehors » et doit attendre le retour de sa bergère, laquelle est ouvreuse dans un cinoche. Version excellente et que je ratifie de bout en bout.
Peter se présente, moi itou (en taisant mon job, of course ). L’Anglais clape son croque-monsieur avec grâce. Moi, insidieux, je lui déclare l’avoir rencontré au Monoculé, à moins que ce ne soit au Petit Machin. Il admet fréquenter ces lieux amis. Comme je suis un impétueux, j’aborde sans tergir ni verser le délicat problo qui m’amène. Ce qui m’enhardit c’est de constater que j’ai un monstre ticket avec l’attaché d’embrassade. Il m’enrôle d’office dans son harem, cézigue. Oeil de velours, sourire entrouvert. Promesses du soir, espoir ! Je le laisse grimper en mayonnaise.
Je prends quasiment pour ainsi dire un ton boudeur pour l’attaquer :
— Je suis sûr de vous avoir aperçu en galante compagnie, avec une fille.
Il y va des vasistas et des ramasse-miettes.
— Me ! il égosille dans sa langue maternelle.
— Une Hindoue, certifié-je, de plus en plus maussade.
Sa figure se décrispe.
— Oh ! I see.
Il see, donc il voit ! Et comme il voit, il explique :
— C’est la nièce d’un vieil ami à moi, un maharaja du Bihar qui vit davantage à Paris que dans son palais de Mormoalkipur.
— Belle bête ! dis-je. Pour un peu, avec un verre de trop, on se laisserait haler.
Il a une moue répulsive.
— Je la préfère en photo que dans mon lit.
Il déguste une gorgée de scotch sec, comme pour se désinfecter la bouche. Un irréductible. Lui, il est sensible à un beau fessier, mais à condition qu’il y ait une grosse bitoune de l’autre côté.
— Ça existe toujours, les maharajas ? ricané-je.
Il opine (il adore).
— Ça n’est plus ce que ça a eu été, mais on en trouve encore.
— Et il fait quoi, le vôtre ?
— Diplomate.
— Pour réparer le toit du palais ?
— Non, par vocation. C’est un type qui entend servir son pays autrement qu’en se baguenaudant sur le dos d’un éléphant blanc.
— Et sa ravissante nièce ? Dans la carrière également ?
Il sourit.
— Oh ! pour elle, il s’agit d’autre chose…
— C’est indiscret de vous demander ?
— Dites, on pourrait penser qu’elle vous a fait de l’effet ?
— J’avoue que oui. Pas ce que vous pouvez croire. Elle m’a impressionné psychiquement. Nos regards se sont croisés et j’ai reçu comme une… Vous me promettez de ne pas rigoler ? Comme une décharge électrique.
Il ne rit pas.
— Je sais. Justement, c’est ça, son hobby : la télépathie. Elle a reçu la révélation de je ne sais quel vieux type de chez elle et depuis, elle traite les gens à problèmes.
— Qu’entendez-vous par « traiter », Peter ?
Il fait signe au loufiat de renouveler les breuvages. Puis, répondant à ma question :
— Elle soigne par télépathie toutes sortes de maux. Surtout des affections mentales.
— Intéressant.
— Très.
— C’est un exercice de la médecine, somme toute ?
— Sauf qu’elle n’a aucun diplôme et pratique en dilettante, sans rémunération.
— Où est son intérêt ? Philanthropie ?
— Elle cultive son don, plus exactement. C’est en forgeant qu’on devient forgeron.
— J’aimerais drôlement la rencontrer.
— Vous souffrez de quelque chose ?
— D’une curiosité aiguë. Pour être franc, le sujet me passionne. Vous pourriez m’arranger une entrevue avec votre ravissant phénomène, Peter ?
— Quand elle sera de retour, avec plaisir.
Il consulte sa montre.
— Elle s’envole dans deux heures pour Le Caire.
— Elle part longtemps ?
— Avec elle, on ne sait jamais. Peut-être huit jours, peut-être un mois.
Je carme les dernières consos et je déclare qu’il est grand temps de rentrer mon pote Pinaud at home. On se reverra dans l’une de nos boîtes d’élection, Peter et moi. Et alors, l’avenir nous appartiendra. Il me sourit et soupire :
— N’attendez pas trop, j’aimerais tant vous retrouver. On ne pourrait pas dîner ensemble demain soir ?
— Ici ?
— Si vous voulez.
— Je ferai mon possible, mais je ne vous promets rien. De toute manière, à un de ces soirs.
On taille la route.
Il reste encore des places en first sur le vol du Caire. J’aligne ma brème de l’American Express et m’en achète une, côté hublot siouplaît, que je puisse admirer les anges.
— Prends-en deux ! décide brusquement la Vieillasse.
Sa requête me transforme en radeau (il me méduse).
J’ai déjà entendu beaucoup d’énormités dans ma vie, et j’en ai personnellement proféré davantage encore, mais ce vieux monsieur en pantoufles et pyjama, sans papiers, qui prétend s’embarquer pour l’Egypte dépasse de loin la plus stupéfiante des ahurisseries.
— Non, mais dis donc, l’Ecrémé, t’as le cervelet qui fait de la haute voltige ! Venir au Caire dans cet accoutrement, avec aucun faf sur toi, c’est de la sénilité, non pas précoce dans ton cas, mais tardive !
Читать дальше