Mathias m’adresse un petit cygne et engouffre à son tour après avoir produit le laissez-passer en bonnet difforme que je lui ai obtenu grâce à la parfaite coopération de l’Elysée. Notre commando se scinde en trois éléments : Mathias qui grimpe avec les officiels pour « couvrir » la fausse Bérurière, Pinuche qui attend au volant d’une tire stationnée en bordure du Champ-de-Mars (en Carême) et moi, au pied de la tour, qui observe et centralise. L’astucieux Rouquin nous a dotés tous trois d’un système de liaison radio parfaitement camouflé dans le nœud de notre cravate. Chacun peut chuchoter bas et être sûr d’être reçu par les deux autres, grâce au récepteur logé dans les branches de nos lunettes. J’ai hésité avant de renoncer à grimper. Ce qui a déterminé mon choix, c’est que je finis par être un peu trop connu de la bande à Hieronymus Krül et que si certains de ses membres manigancent un coup fourré, là-haut, ils risqueraient de me retapisser d’emblée.
Mais ce que je me sens nerveux ! Je vais, viens, m’éloigne du pôle d’attraction pour m’y rabattre au bout d’un moment ; le cœur au ralenti, l’œil partout, les nerfs aiguisés comme des rasoirs de justiciers arabes, je me dis qu’il va se passer quelque chose. Je le prévois, le sens et, qui sait, le veux !
Les voitures officielles affluent. Des gardes gantés de blanc les font se ranger sur un parking improvisé au pied du tas de ferraille le plus célèbre du monde. Et puis v’là des motards qui précèdent la calèche présidentielle. L’auguste véhicule stoppe devant l’entrée. Napoléon V en descend, nu-tête, ivoirin, élégant avec son pardingue poil de camel et son cache-nez tricoté par sa grande-tante des Landes. Il a le sourire coagulé, le rictus bien égoutté, l’œil de verre, l’avant-bras droit à 45 degrés pour les effusions d’arrivée. Son chef du protocole lui présente les responsables de la septième chaîne : M. Césario Tuticanti, M. Paolo Torticoli, etc. L’Empereur serre des louches, ça ne mange pas de main. Il conserve un coin de lèvres débloqué pour laisser filtrer les brefs compliments inoubliables qui donnent aux heureux bénéficiaires l’envie de courir se masturber dans les chiottes après pareille distinction.
Le Monarque se dirige alors vers l’ascenseur au sein d’une grappe de gorilles. Il s’élève, pour le ravissement général, pareil aux chers frères Montgolfier, et l’on distingue, à travers l’entrecroisement de poutrelles sans cesse repeintes, la tache blême du beau visage. Féerique ! D’art !
« J’aurais dû monter, me dis-je, de plus en plus angoissé. Maintenant il est trop tard. Faudrait que je rameute la coterie pour qu’on me laisse grimper à mon tour. »
En bas, la foule s’écarte, n’ayant plus rien à voir. D’instinct, elle se recule pour tenter d’apercevoir l’arrivée du président, tout là-haut, sur la seconde plate-forme où ce vrai faucon va se percher et bénir les nouvelles antennes dispensatrices de guimauve et autres cataplasmes de connerie.
Instant solennel. Très vite, l’esplanade est dégagée. Ne subsistent autour de la barrière pavoisée que le service d’ordre et des chauffeurs de guimbardes officielles. Rien de plus con qu’une inauguration ; rien de plus vain, de plus triste : un cortège de gens « en place » et des pégreleux à la colonne vertébrale souple comme une cravache qui s’efforcent de le serrer du plus près.
La paix soit avec eux, chers nœuds volants toujours affamés de glorioles. Qu’ils mouillent plein leurs hardes, les gentils crevards ! Prier pour eux ? Marre à la fin. On s’y use l’âme et ce qui vous subsiste de foi. Alors, halte, pas de ça Louisette ! Je veux conserver pour moi ce qui me reste, vais en avoir besoin bientôt. Quoi de plus sinistre que le doute ? Et voilà qu’on acharne à implorer un doute. C’est cela, la foi, mon ami : prier un doute pour qu’il te protège des réalités.
A force de torticoler, je prends mal à la nuque, fatal. Me masse le bulbe et sa tige.
L’esplanade est très éclaircie. Et alors, mon bon monsieur, me choit le cadeau du ciel. Je l’aperçois, adossé un arbre. Un hasard ? Non. S’agit-il de qui je crois ? Ma conviction est formelle. L’instinct, tu connais, Firmin ?
Donc adossé à un platane ou un marronnier (le sais-je, j’ai pas le temps de lui ouvrir la braguette, à cet arbre, pour en déterminer l’essence) il y a un Asiatique, grand, bien mis, avec des lunettes cerclées d’or. Il tient un attaché-case de croco à la main.
S’agit-il du personnage qui a rendu visite à Bérénice pour lui remettre le carton d’invitation ?
Je suis prêt à en mettre ma main dans ta culotte, chérie, si toutefois il y a suffisamment de place pour l’héberger. L’homme concorde totalement avec la description que m’en a faite la fausse Bérurière. Il regarde vers les hauteurs. Il paraît attendre.
Je bitougne ma phonie :
— Allô, Mathias ?
Un léger graillonnement, puis l’organe du Rouquin :
— J’écoute.
— Comment ça se passe, là-haut ?
— On en est aux poignées de main.
— La mère Bourremiche ?
— Intimidée, elle regarde de tous ses yeux, comme un môme à Guignol.
— Quelqu’un semble-t-il s’occuper d’elle ?
— Non.
— Regarde de plus près…
Un temps… Je décèle une rumeur salonnarde dans mon récepteur avec, en surimpression, la respiration de Mathias :
— Non, commissaire, personne ne lui prête attention.
— O.K. ! Ouvre l’œil !
Là-bas, l’Asiatique se décolle de son arbre.
Il s’éloigne en direction de la Seine. Il marche avec souplesse, sans balancer sa mallette. Je le suis à distance. Je sens qu’il prépare quelque chose. Quoi ? Et d’abord, que peut-il préparer ? Les officiels simagréent à deux cents mètres de haut. Lui, il est sur le Champ-de-Mars, piéton inoffensif. Seul. Il s’arrête au feu, attend le vert, traverse sagement la large chaussée entre les clous pour gagner le quai. Parvenu sur celui-ci, il néglige le pont et marche le long du parapet. De temps à autre il se retourne histoire de regarder la tour, comme s’il formulait une évaluation. Quelques pas encore. Nouveau regard vers l’immense presse-papiers de fer. Il décide de s’arrêter et dépose son attaché-case sur le parapet ! Il l’ouvre et se penche dessus.
Je presse le pas. M’entendant survenir, l’Asiatique se redresse et rabat presto le couvercle de l’attaché-case. Je passe près de lui sans le regarder, et puis, quelque diable me poussant, je décris une foudroyante volte-face et flanque une bourrade à l’homme. Surpris par mon attaque, il choit. Je relève le couvercle de son machin chose et ce que j’aperçois me fait frissonner.
Des cadrans, des boutons moletés, des voyants lumineux. Cet attaché-case est un poste de déclenchement volant. L’homme allait-il faire sauter la tour Eiffel ?
Pas le temps de méditer plus avant car il réagit sec. Sans se relever, le Chinois vert ! Un saut de carpe et je prends ses deux talons dans les frangines !
Haeurrrrkkk ! Une formidable douleur accompagnée d’un incoercible besoin de dégobiller me dévaste instantanément. Le gars est déjà debout après une nouvelle cabriole. Il me balance une manchette sur la pomme d’Adam ! Ce qu’il y tâte, l’Annamite phalloïde ! J’asphyxie carrément. Ma poitrine enfle, se gonfle de flammes ardentes. J’ai mal partout, je suis naze, je suis out, plus bon à nibe. Je voudrais rentrer chez moi : retrouver maman, mon Dubonnet, apprendre la broderie et aussi à confectionner de la confiture de marrons dont je raffole. Je suis totalement anesthésié. Incapable de broncher ; tout mon être cherchant désespérément une goulée d’oxygène. Les couilles en feu ! Elles vont devenir bleues comme des figues mûres, les pauvrettes ! Et gonfler encore, je gage. Pour les transporter, me faudra une brouette.
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