— Ernst.
— Tu travailles pour qui ?
Comme il tarde à répondre, je lui file une secouée dans le foie avec mon arme.
— Répète, j’al pas entendu !
— Le Consortium.
Ils en ont plein le bec de leur Consortium, les Amsterdamers. Un mot qui paraît les impressionner. Mot anglais, du latin association, signifiant « groupement d’entreprises ». Doivent être un peu louches, les entreprises de ces entreprises-là, fiston !
— Et c’est quoi, ton job ?
— Livraisons.
— Dans le cas présent, t’allais pas livrer, t’allais chercher.
— Oui, c’est vrai.
— Et où devais-tu l’emporter, le cadavre de la dame ?
— Dans une usine, pour l’incinérer.
— Sympa.
— Pratique.
— T’en charries beaucoup ?
— Ça arrive.
On sort de la ville. Il roule peinard. Pas téméraire, que je te dis. Soucieux de se tirer à la verticale du méchant coup fourré.
— Elle est loin, l’usine d’incinération ?
— Cinquante kilomètres.
— Et le petit barbe-cul terminé, c’était quoi ton programme, frérot ?
— Je rentrais chez moi.
— Avec cette camionnette ?
— Oui, parce que j’habite près de l’usine.
Bonno. Les employeurs de la Belette ne s’inquiéteront pas d’elle avant demain, donc nous avons la nuit devant nous. J’entrevois l’embellie, mézigue. Grosse comme le palais de Chaillot.
On roule maintenant dans la campagne. Les champs de tulipes s’étendent à l’infini, quadrilatères aux couleurs variées, composant le plus wonderful des patchworks. Mes pensées roulent à bonne allure, elles aussi. Pour les réaliser, faut attendre la noye.
— Dis voir, Burnecreuse, les tulipes on en trouve jusqu’à la frontière belgium ?
— Oui, pourquoi ?
Je souris.
— Je t’expliquerai plus tard, mon chéri.
Je fais coulisser la vitre me séparant de l’intérieur du véhicule où mes quatre voyageurs sont alignés. Seul Béru, qui est en first, a droit à des couvrantes et des coussins.
— Tu vas, le Gros ?
— Soif ! J’m’f’rais bien une bibine. Ces mecs, y sont cons, mais y z’ont d’la bonne bière.
— T’es cap de braquer notre taxi-driver pendant que j’irai dans un bar ?
— J’sus même cap’ d’lu défourailler contre.
— Alors je t’arrangerai ta soif au prochain troquet.
Il émet un soupir de pré-jouissance.
— J’admets qu’tu f’rais un bon nain firmier, dit-il.
La nuit venue, à ma demande pressante, la Belette rousse largue l’autoroute pour s’engager dans des chemins de terre rectilignes qui quadrillent les plantations de tulipes.
— Roule mollo, Peinajouir.
Il obtempère et on avance à une allure de funérailles nationales.
Soudain, je crie : « Stop ! »
Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il, la gorge nouée par la trouille.
— Tu vois ce sentier ? Manœuvre de façon à t’y engager en marche arrière.
— Mais…
— Non, mon fils : pas de mais ! Jamais de mais entre nous. Exécution !
Il glaglate mochement, pensant que je vais le seringuer dans le champ de tulipes. Avec ma pomme, il ne sais pas très bien sur quel pied danser. Sa manœuvre, jugée par un moniteur d’auto-école, ne lui vaudrait pas des compliments. Lorsqu’il s’est enquillé dans le sentier, je lui enjoins de descendre.
— Maintenant, Jusdebite, tu vas ouvrir les portes de ta fourgonnette. Et, ensuite, procéder à la cueillette des tulipes, mon gland. Je veux que tu en ramasses assez pour recouvrir ces quatre personnes. Un tas haut commak, tu piges ?
Non, il pige pas, mais il cueille. Chantez, chantez magnanarelles, car la cueillette aime le chant ! L’Arlésienne opus 106. Il amène des brassées et des brassées de fleurs que je lui fais disposer sur nos clients.
— En quoi ça consiste-t-il ? s’informe Béru.
— T’occupe pas, Gros.
Il résigne. Au bout d’une heure, notre chargement est terminé. J’ai ménagé des brèches dans le monceau floral de façon à ce que mes passagers puissent respirer et nous repartons.
— Rejoins l’autoroute, Manchacouille !
J’ai du pot d’avoir affaire à un toutou. Ce type, plus docile que lui, y a qu’un esclave eunuque.
On roule ainsi jusqu’à la frontière. J’explique seulement alors mon dessein au zigomuche :
— Si on passe sans encombre, t’as la vie sauve ; s’il y a du pet, tu rentreras chez toi en fourgon mortuaire ; alors tache d’être naturel, Glandu. Nous livrons un chargement de tulipes à Bruxelles, vu ?
— Oui, oui.
Tout juste s’il ajoute pas : « Patron ».
Les douaniers sont rares et somnolents. Ils n’en ont rien à branler de notre chargement. Qu’à peine ils entrouvrent l’une des deux portes arrière pour mater la moisson.
On passe.
Ouf ! Adios Bas-Pays.
En territoire belge je me sens délivré. Ici, l’homme aux cheveux d’or ne peut rien contre nous. J’offre une collation dans un relais d’autoroute à mon vaillant chauffeur. Rasséréné, il clape de bon appétit et ne fait aucune difficulté pour répondre à mes questions.
La douane franco-belge est encore plus aisée à franchir. Un beurre.
Et maintenant : à nous deux Pâris [17] Paroles de Priam à son fils qui lui avait fait le pied de nez.
!
Ils ne sont pas très frais, mes passagers, une fois dégagés de leurs tulipes. Dans l’impossibilité de se mouvoir et la nature l’exigeant, ils ont fait sous eux. Que ça te serve de leçon, baron, lorsque tu embarques des gaziers dûment ligotés, n’oublie pas de leur mettre des Pampers.
Contrairement à ce que tu peux imaginer, c’est à l’hôtel particulier du Vieux que je carillonne sur les quatre plombes du mat’, après avoir menotté mon chauffeur à son volant et confié l’un de mes feux à Béru en lui recommandant d’ouvrir l’œil.
Le vaiet de chambre anglais d’Achille vient me délourder, en robe de chambre en tissu-éponge, aux couleurs britanniques, achetée je suppose dans Carnaby Street. Le cheveu gris-blond collé sur son front plat par la sudation nocturne, l’œil farineux et aussi éloquent que celui d’un mérou défunt, il m’accueille avec son impassibilité proverbiale. Aussi raide et gourmé que lorsqu’il trimbale le Dabe dans sa Rolls Phantom des années 30.
Ma frime sinistrée, que j’ai juste lavée à un lavabo d’autoroute, ne le trouble pas plus que ma mise fatiguée et ma barbe poussante. Je lui déclare que je dois parler au Vieux d’urgence et il me prie de m’obstruer le trou duc avec le satin perle d’un canapé chinoisant.
Le salon est très cossu. On sent qu’il n’est pas issu d’un garde champêtre, Achille. Que madame sa maman n’a jamais fait de ménage, fût-ce le sien. Un cartel émaillé bat la breloque sur une cheminée Louis XV. Des tableaux aux cadres dorés représentent des oisifs de cette époque à la con, en train de nouer des rubans à des moutons stupides ou de pousser, pousser, l’escarpolette. Une odeur de vieille richesse héréditaire flotte dans la pièce tendue de soie jaunissante. Des livres inlus, aux reliures mordorantes, mettent une touche de culture au milieu de ce luxe bateau pour bourgeois indécrottables.
Mon épuisement prend le dessus, soudain, à cause de mon immobilité et du silence. Je m’endors en trombe.
La toux forcée, sèche et péremptoire du Daron me sursautenréveille. Il est là, sublime : pyjama de soie bleue, robe de chambre en velours marine, avec des brandebourgs pour s’il voulait interpréter le Concerto brandebourgeois (si cher aux Calaisiens). Il a pris le temps de s’oindre et il sent l’eau de fleur de cédrat, ce parfum discret de chez Guerlain (Pinpin) dont usent les aristocrates, les officiers supérieurs en retraite, les vieux urologues amoureux ainsi que ton serviteur, car c’est le seul que je supporte sans éternuer seize fois lorsque je débouche le flacon.
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