Ça y est, nous sommes passés. Slim, obéissant à mes instructions, continue sa manœuvre systématique pour endormir les éventuels soupçons de Kazaldi.
Et puis bon, après un quart d’heure de frime, on retourne se poser. Maintenant, va falloir développer mon rouleau de pelloche. Je musarde dans le centre ville à la recherche d’un photographe. J’avise une boutique sans histoire à côté d’une brasserie et, me fiant à mon instinct, j’y pénètre. Un vieux mecton est assis derrière un comptoir tapissé de photos représentant la chaîne de l’Atlas en continu. Il est tout gris et archiridé, ce bonhomme, avec une abondante crinière d’un blanc sale de loulou de Poméranie négligé. Des lunettes en demi-lunes sont posées au bout de son pif poilu comme une chatte de chaisière. Il me demande avec un accent très marqué (arabe ou juif) ce que je désire.
Je sors de ma poche le rouleau jaune.
— Vous est-il possible de développer ça immédiatement ? Je suis journaliste à Connaissance des Arts et je dois envoyer un article sur les plus belles demeures de Marrakech. Il est indispensable que j’aie la photo pour écrire le texte qui la concerne. Bien entendu, je vous défraierai en conséquence. C’est du noir et blanc, donc, y a pas de problèmes.
Qu’ajouter d’autre ?
Il tend la main, empare le rouleau et appelle sa femme pour qu’elle garde la caisse et me surveille tandis qu’il opérera.
Dans la chambre de Lambert, j’étale mes photos agrandies. Y en a partout sur la moquette. Faut se mettre à genoux pour les examiner. Quelques-unes, comme je le prévoyais, sont surexposées, mais dans l’ensemble ma prestation n’est pas mauvaise. On domine bien les lieux. Ce qui frappe, c’est qu’on ne voit âme qui vive. Pourtant, doit y avoir du trèpe dans cette casbah. Béru m’en fait la réflexion.
— A cause du bruit de l’hélico, expliqué-je, les occupants se sont planqués.
— Si y s’sont planqués, c’est pour pas s’montrer, commente l’expert ; si y veuillent pas s’montrer, c’est qu’ils tiennent pas à c’qu’on les voye !
Alain soupire.
— Et dire que ma chère Alice se trouve peut-être là.
Et à moi, d’un ton où l’espoir le dispute à la détresse, comme l’a écrit la comtesse de Paris dans son célèbre livre intitulé Un Doigt de Cour :
— Ton impression de flic ?
Miroska, vous êtes avec moi ? Je me concentre à mort. C’est comme si je tenais un câble électrique à haute tension. Faut que ça passe ou que ça casse ! S’agit plus de police mais d’occultisme. Je fais appel à des forces surnaturelles, tel que tu me vois. Je puise à mort dans mon subconscient, Je regarde cette vue générale du palais de Kazaldi. Alice s’y trouve-t-elle oui ou merde ?
Ça craque dans ma caboche. J’ai le cervelet comme trois plaques de chouinegomme mâchées. Ça s’étire. Vite, j’en fais une boulette compacte. Alors ? Elle y est oui ou merde ? Je reste à l’écoute de l’infini. Mets toute la sauce. S’agit pas de balancer n’importe quoi pour faire plaisir à Lambert.
Elle y est, Alice ? Hein ? Seigneur, inspirez-moi ! Inspirez ! Inspirez !
Je ferme les châsses. Que, juste au paroxysme de ma concentrance, l’organe paisible de Béru s’élève :
— M’sieur Lambert, vot’môme aurait-elle-t-elle un bracelet que ça représente un serpent ?
Alain Lambert, qui me scrutait à s’en disloquer les sphincters, tressaille.
— Un bracelet… Non… Heu, si, oui : pas exactement un bracelet mais une montre de chez Bulgari que je lui ai offerte au dernier Noël ; en effet, cela a la forme d’un serpent,
Le père d’Apollon-Jules paraît satisfait.
— Alors, no problèmes : elle est bien là.
Il se tient devant la fenêtre, l’une des photos entre ses doigts.
— Venez mater ici, les gars. J’croye qu’t’as une loupe après ton couteau suisse, l’Antoine, c’est l’moment d’la dégainer.
Nous l’encadrons, cœur battant, z’yeux en folie.
— V’voiliez c’te fenêt’, à l’ang’ du jardin ? Y a des barreaux. Z’y êt’ ?
— Vououiiii, répondons-nous.
— C’est dans l’omb’, on distingue pas lerche. Mais r’gardez attentionnement le barreau qu’est là, le plus dans l’omb’… Y paraît plus gros qu’les aut’, d’ac ? C’est à cause de parce qu’un bras est plaqué cont’. Quéqu’un est accoudé de l’intérieur et tient l’barreau. Le poignet de la quelqu’unte est tourné déhors. Et on voye un brac’let. Y fait plusieurs fois l’tour du poignet. Ai-je la berlue ?
Armé de ma loupe je vérifie le bien-fondé de son observation.
— C’est VRAI ! écrié-je.
Alain Lambert de Ploquesibuche se signe (en un exemplaire) car, dans ces cas extravagants, première chose à faire : remercier le Seigneur. Puis il se saisit de la dextre béruréenne.
— Bérurier ! balbutie-t-il. O Bérurier…
— Mettez-vous pas la queue en trompette pour si peu, riposte le Gros : j’ai un œil de larynx, Sana vous confirmera. Mon acuitance visuelle est si forte qu’on voulait me corporer dans la marine, mais av’c le chibre qu’je m’colporte, y z’ont craint que j’éclate le fignedé des copains ent’ les escalades à terre.
Comme son chiare commence à clamer, il va lui préparer un biberon de porto additionné d’un jaune d’œuf.
Le soir tombait. Une lumière rasante illuminait l’appartement d’Alice. Clarté mauve, mêlée de traînées pourpres. Des parfums exaltés arrivaient du jardin. Elle avait remarqué qu’à la tombée du jour, des jets d’arrosage disséminés dans ce dernier entraient en action et que les végétaux, sous l’effet de l’eau, se mettaient à sentir avec plus d’intensité.
Les oiseaux de la volière, calmés par la pénombre, se taisaient ; mais les pigeons blancs de l’extérieur continuaient de battre l’air immobile de leurs ailes blanches, s’élançant de toit en toit pour se pavaner sur les tuiles et faire compliment aux femelles.
Sentant une présence derrière elle, Alice se retourna. « Il » était là, dans l’encadrement de la porte que sa masse obstruait entièrement. Il portait un smoking blanc. Des brillants servaient de boutons à sa chemise. Son étrange regard la bouleversait. L’iris de ses yeux sombres s’auréolait d’un mince cercle bleu. Elle lui sourit et il osa s’avancer dans la pièce d’une démarche roulée d’obèse empêtré dans ses graisses. Lorsqu’il fut près d’elle, il lui saisit la main et la porta à ses lèvres.
Puis il chuchota de sa voix soyeuse d’Oriental :
— Toute ma vie pour cet instant.
Elle lui laissa sa main qu’il baisa de nouveau avec ferveur.
— J’avais toujours rêvé d’absolu, d’infini, fit Kazaldi. Et voici que j’atteins les rivages du rêve.
Il s’assit près d’elle sur le canapé. Alice posa sa joue contre un revers de smoking. Et ils restèrent longuement dans cette tendre posture.
— Vous sortez ? murmura-t-elle après une période de félicité silencieuse.
— Une soirée chez une vieille folle d’ici. Je ne pouvais décliner l’invitation car elle possède des affaires qui sont proches des miennes. Me permettez-vous de passer vous voir en rentrant, je veillerai à ne pas m’attarder ?
— J’y compte bien.
— Même si cela doit vous réveiller ?
— Je ne dormirai pas avant votre retour, promit Alice.
Couché dans le lit paternel, Apollon-Jules pue comme une pompe à merde suractivée.
— Tu voudrais-t-il m’l’langer ? demande le Gros, attablé devant un couscous servi « en chambre ».
— Sans façon, réponds-je en montrant mon smok made in Paris immaculé, acheté voici une heure chez un bon faiseur de la ville. Si je me mets à tripoter ton tas de merde, en arrivant chez mon hôtesse je ressemblerai à un mur de chiotte.
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