— D’accord, faites !
Je m’installe avec un grand bloc et de quoi écrire afin de dresser mon plan de bataille. C’est scientifique, une opé de cette nature. Faut rien omettre, tout prévoir et choisir des compétences. Je déclenche mon action par téléphone, appelant brigade après brigade, la Criminelle, la Routière, qu’en fin de bigntz je tube à Mathias, l’irremplaçable, pour le charger d’une mission banale mais précise et il me faut un gars intelligent pour la conduire.
A la fin, je relis mes notes, reconsidère tout mon dispositif. Rien ne cloche.
Bérurier joue avec son cher bambin. Il lui fait « A dada sur mon bidet », écartelant le malheureux placé à califourchon sur son monstrueux genou. Le bébé se marre. Et le Gravos chantonne :
A dada sur mon bidet
Quand y trotte y fait des pets…
D’ordinaire, c’est avec la bouche qu’on produit les vents ponctuant la comptine, mais le preux pétomane ne saurait imiter avec ses lèvres ce qu’il produit si spontanément avec son anus.
Soudain, il interrompt la chevauchée fantastique de son petit monstre.
— Tu veux qu’j’vais t’dire, Tonio ? C’kidnappeur, c’t’un zozo !
— Pourquoi ?
— Pas s’gaffer que Lambert est sur écoutes, faut z’êt amateur en plein, non ? A moins qu’il ne susse pas que la Rousse est en piste ?
J’obaise du chef [4] Il s’agit là d’une inattention de l’auteur qui voulait très probablement écrire « j’opine ». Les Editeurs.
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— Je me suis déjà fait la réflexion, Alexandre-Benoît. Et j’ai fini par me dire que le demandeur de rançon n’en a rien à cirer que sa communication soit enregistrée et, qu’au contraire, ça l’arrange peut-être.
Bien avant vingt heures, nous voilà déjà en planque dans le quartier de Lambert. Après étude des lieux, nous sommes allés nous embusquer dans une impasse devant laquelle le jeu des sens uniques contraindra fatalement le père d’Alice à passer. J’ai troqué ma Maserati trop voyante contre une Renault 25 « équipée » qui me permet d’être en liaison avec tous les gars mobilisés.
A vingt plombes tapant, la vigie en faction près de l’hôtel particulier de l’homme d’affaires annonce :
« Opération Cigogne. Le renard sort de son terrier. »
De quoi se tapoter le cul sur pain de glace pour essayer de produire de l’électricité. Tu sais l’à quel point les hommes sont mômes ? Flics ou militaires, faut qu’ils jouent aux cove-bois dans les circonstances les plus graves. Alors, ils codent, ils chiffrent, ils créent un langage de scout pour se donner des importances. Ça, toujours, leur principal objectif ! S’affirmer ! Impressionner ! Soi-même pour commencer, et puis les autres si possible. Y aller à l’épate. « Trognon de Chou appelle Pattemouille » « Je vous reçois cinq sur cinq, Trognon de Chou ! Affirmatif ! » « Ici Londres : les seize francs parlent aux seize francs ! La chemise de l’archiduchesse est-elle sèche, archisèche ? » « Le carré de l’hippopotamus est égal à la somme carrelée des deux pièces d’à côté. » « Passe-moi ton Pythagore, je te refilerai mon Archimède ! » Travestir fait plus sérieux. Pose un loup de velours noir sur la gueule des mots et ils se mettent à receler des secrets de Polichinelle !
Comment il disait, Coluche ? Enfoirés ? Il avait raison. Et la preuve c’est qu’ils sont presque unanimes à répondre présent ! Y a-t-il un enfoiré dans la salle ? Moi ! Moi ! Moi ! Moi ! Tous ! Ils se torgnolent tant tellement ils veulent être davantage enfoirés l’un que l’autre. Je suis cent fois mieux enfoiré que lui ! Regardez bien mon enfoirure à moi comme elle est conséquente ! Comme elle se voit de loin. Et comme elle est garantie irréversible ! Plus enfoiré que moi, vous trouverez jamais ! Ou alors vous risquez d’imploser.
Et bon, soit, dans l’Opé Cigogne, le renard est donc sorti de son terrier, ce qui veut tout connement dire que le pauvre Alain Lambert de J’m’en Torche, vient de larguer son domicile.
En effet, quatre minutes s’écoulent et sa Rolls passe devant l’impasse.
En route ! Je suis à distance, inutile de me faire retapisser puisque des voitures relais sont disposées tout au long du parcours.
On franchit Paris…
Autoroute du Sud…
Béru consomme un sandwich à la crème de saumon que Félicie nous a confectionné avant le départ.
Il dit, la bouche full :
— Moi, on me kidnappingerait Apollon-Jules, le monde ne serait pas assez grand pour que le ravisseur se planque.
Je songe mélancoliquement à un type que j’ai connu et qui pensait cela. Il lui était survenu un turbin façon Lambert. Avant, quand il lui arrivait d’envisager pareille éventualité, lui aussi se disait que le monde ne serait pas assez grand. Et puis la chose s’est produite et c’est lui qui s’est senti tout petit, tout minuscule dans le monde immense, dans la jungle infinie qu’est le monde.
Je capte les différents appels des voitures jalonnant le parcours :
— Attention, voiture 14, il va arriver au carrefour.
— Je le vois ! Relais assuré !
On roulingue dans du moite. La circulance se calme. Peu de temps avant le restauroute prévu, je mets toute la gomme, double Lambert et filoche jusqu’au but. Dans le parking, je choisis le coin le plus isolé pour stationner. Je descends seul, le Gravos s’étant, selon notre dispositif prévu, allongé sur son siège dont il a renversé le dossier. Muni d’un petit périscope, à infrarouge logé dans chacun des rétroviseurs latéraux, il va pouvoir surveiller les abords. Moi, tout plan-plan, je me dirige vers le restaurant et choisis une table à l’écart, derrière un grand bac contenant des plantes vertes en matière plastique très superbe.
Au bout d’un moment, Alain Lambert se pointe, sanglé dans un imperméable anglais à épaulettes. Il a l’air d’un vieux major écossais carbonisé par le whisky et les années de service. Il regarde sa montre, commande une conso et se met à attendre.
Je vais finir par bicher une arthrose de la nuque à force de me pencher sur son problème, à cet homme. Pourquoi ai-je la désespérante sensation de perdre mon temps ? Comme si, tous, victimes et policiers, nous étions les interprètes d’une comédie mal ficelée. Ça bat à mes tempes. Je me sens devenir mauvais. J’aigris. Tout à coup, je me lève et fonce à la table de Lambert.
Il blêmit en m’apercevant.
— Mais comment, vous…
— Oui, je ! Venez avec moi !
— Oh ! non, je vous en conjure, vous risquez de tout faire capoter.
— Je ne le pense pas, venez !
Je dépose un billet sur sa table pour douiller son scotch (c’était du whisky, sa conso) et l’entraîne dans la nuit où grommelle un vent mouillé qui a des sautes d’humeur et flanque des claques aux carrosseries des tires rangées sur le parking.
— Ecoutez, commissaire, si je ne vous ai rien dit…
— Pas la peine de vouloir m’expliquer, si je ne comprenais pas ça, je ne mériterais pas la superbe paire de couilles que je trimbale dans mon Kangourou.
— Vous m’aviez mis sur table d’écoute ?
— J’espère que vous n’en doutiez pas ?
— Effectivement je…
Nous atteignons sa Rolls, remisée à vingt mètres de ma R 25.
— Ouvrez le coffre, monsieur Lambert.
Il déponne. Sur le revêtement de moquette beige se trouve une méchante valise métallique, guillochée, avec une poignée en matière plastique merdique.
— Maintenant, ouvrez cette mallette.
Lambert fait jouer le double fermoir quincaillesque et soulève le couvercle. L’abondante lumière du coffre nous découvre une pile de revues luxueuses sur papier couché.
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