— Pourquoi l’as-tu prénommé Apollon-Jules ? demandé-je.
Il réfléchit pour fournir une réponse taillée dans la pierre.
— Jules, biscotte c’t’un prénom familial. On a des chiées d’Jules Bérurier su’ not’ pierre tombale. Quant à Apollon, c’est parce qu’il est né à la clinique du Belvédère. C’est Pinuche qui m’l’a soufflé, faut conviendre. C’t’un homme qu’on dira c’qu’on voudra, mais il possède l’instruction. Quand j’y ai annoncé la naissance de bébé rose, y s’est écrié : « C’est l’Apollon du Belvédère ! »
La sonnerie tubophonique l’interrompt. Je vais décrocher. It is Berthe. Elle me gazouille qu’elle pourrait-elle causer à son homme ? Je le lui branche. Et ça donne la moitié de dialogue ci-dessous :
— Popo ? (diminutif naturel d’Apollon). Ben, il est là, ma grande. Maâme Félicie finit d’le linger.
— …
— Ben, j’pense rentrer en fin d’journée, moui.
— …
— Ah ! bon. Moui, j’comprends. Tu peux pas faire ça à Alfred. T’serais d’retour quand t’est-ce que ?
— …
— Demain soir ? Bon, ben j’m’arrangerai. C’te noye, ça ira, j’lu ferai son bib’ron et j’mettrai un p’tit verre d’marc d’dans pour qu’y dormira ; c’est c’que f’sait toujours ma mère. Quant à c’qu’est d’demain, j’le confirerai à la concierge qui nous a à la chouette d’puis qu’j’y ai foutu la médaille du Mérite, du temps qu’j’étais miniss…
— …
— D’acc, ma poule, fais-toi pas d’mouron. Une mère aussi inquiète qu’toi, j’ai jamais vu ! T’as pas t’mett’ la rate au court-bouillon à cause d’c’garnement, quoi merde ! Allez, profite-z’en et fais mes amitiés à Alfred ; j’espère qu’vous décroch’rez la cymbale.
Il repose le combiné et annonce :
— Alfred participe à un concours d’haute coiffure, c’soir à Montbéliard. Il insiste pour qu’Berthe y serve d’modèle ; elle peut pas refuser ! Mais ça la mine à cause du chiare ; c’t’une personne qu’est trop à cheval su’l’sens du d’voir ; soucieuse pareillement, ell’ vivra pas son âge !
Félicie s’efforce de dissimuler son sentiment et invite le Gros à prolonger son séjour ici de vingt-quatre heures, de la sorte c’est elle qui assumera son filleul.
L’ancien ministre accepte, ravi.
Et c’est l’instant où enfin tout se déclenche. Le biniou de nouveau. Cette fois, c’est le service des écoutes. Lesgourde est surexcité comme mille poux dans la chaste culotte d’une chaisière en retraite.
— Du nouveau, commissaire ! Je vais essayer de vous passer l’enregistrement, j’espère que ce sera audible, sinon je vous le lirai.
— De quoi s’agit-il ?
— Oh ! oui, pardon : un appel à Alain Lambert. Vous y êtes ?
Apollon-Jules se met à bieurler. Je supplie m’man de l’évacuer le plus loin possible du téléphone : du côté de Rambouillet, voire de Vladivostok.
J’écoute ardemment. Là-bas, ils ont placé la partie émettrice du combiné contre le haut-parleur de l’appareil enregistreur. Je perçois très distinctement la conversation.
Sonnerie. On décroche.
« — Ici Lambert, j’écoute.
« — Vous avez la somme ?
« — Je l’ai.
« — En ce cas, écoutez bien mes instructions. Allez au Prisunic des Champs-Elysées, vous y achèterez une mallette métallique actuellement en promotion au prix de douze francs, marque Gognin. Répétez ! (La voix quelque peu stupéfaite de Lambert reprend :)
« — Mallette métallique marque Gognin à douze francs au Prisunic Champs-Elysées.
« — C’est cela. Vous rentrerez chez vous et placerez l’argent dedans. Compris ?
« — Compris.
« — A huit heures du soir, vous déposerez la mallette dans le coffre de votre Rolls que vous ne fermerez pas à clé et vous vous mettrez au volant pour gagner l’autoroute Sud.
« — D’accord.
« — Vous roulerez en direction de Lyon jusqu’au premier restauroute que vous rencontrerez. C’est toujours clair ?
« — Très clair ; le premier restauroute que je rencontrerai.
« — Vous remiserez votre Rolls sur le parking, le plus à l’écart possible et vous irez prendre une consommation dans l’établissement. Vous devrez y séjourner une demi-heure au moins. O.K. ?
« — O.K.
« — Au bout d’une demi-heure, vous rentrerez chez vous.
« — Et ma fille ?
« — Si tout se passe bien, vous la récupérerez plus tard.
« — Mais je… »
La communication est coupée.
End.
Vous avez tout entendu, monsieur le commissaire ? s’informe Lesgourde.
— Oui, tout, merci. Cependant je vais te demander de me repasser la bande afin que je prenne des notes.
Il est rare que je mette les pieds sur la table quand je me trouve à la maison. M’man est tellement soigneuse que j’ai l’impression de commettre un crime de lèse-propreté, Pourtant, dans le cas présent, l’intensité de ma réflexion est si forte que je m’oublie à le faire. Et me voilà donc, à demi allongé dans notre fauteuil Voltaire, mes talons sur le bord de la carante, les yeux partis dans l’Infini de la pensée. Je ne perçois même plus les chialeries d’Apollon-Jules qui donne son récital à m’man dans la cuisine. Même un gros pet de Béru ne parvient pas à m’arracher. Je viens de lui relater le coup de turlu et lui aussi gamberge ferme. Nous sommes deux flics pensants.
Au bout de longtemps, Sa Majesté murmure :
— Sana !
Mais je reste dans le flou artistique. Surtout qu’il ne m’en arrache pas, ce goret. Je « tiens » quelque chose. C’est vague, à peine discernable, mais ça existe.
Mon silence l’indécise et il pète plus fort. A croire que le cannage de sa chaise vient d’éclater.
— Ne te gêne pas, murmuré-je, fais comme chez toi.
— Merci, qu’il répond en y allant de sa troisième salve.
— Etre ton slip ne constitue pas une place de tout repos, noté-je.
— Avec c’qu’il coltine dans la poche d’son tablier, y peut s’permett’ de soupirer, rigole l’Infâme.
Un silence, puis il repart :
— Sana !
— Quoi ?
— Pourquoi qu’on lu fait coltiner la fraîche dans une valdingue achetée au Prisunic des Champs-Zé à ton Lambert ?
Tiens, on faisait donc pensées communes, lui et moi ?
— Tu le sais, toi ? interrogé-je.
— Je m’en gaffe, moui. Pas toi ?
— Si.
— Dis-y !
— Parce qu’il faut deux valises identiques dans l’affaire et qu’ainsi le rançonneur est sûr que Lambert aura la même que lui.
— Banco !
Je tends la main vers le téléphone. Obligeant, Son ex-Excellence dépose le poste sur mes genoux.
— Et pourquoi deux mêmes valtoches, mec ? insiste l’Hénorme.
— Parce que, quelque part dans la manipulation du blé, il y a une monstre astuce prévue.
Etant capable de mener deux actions à la fois, comme par exemple baiser une dame tout en préparant mon discours de réception à l’Académie, j’ai, tout en causant, composé le numéro du Vieux. Il serait temps de l’affranchir, le père noble. Sinon il va faire sa poussée d’urticaire. Tu connais les chefs ? Leur devise c’est : « Rien foutre, mais tout savoir ».
Je le rancarde minutieusement sur toute l’historiette.
— Donc, on est en plein cœur de l’affaire ! exulte l’homme au crâne en coquille d’œuf assermentée.
— Apparemment, moui, monsieur le directeur.
— Pourquoi cette restriction adverbiale, San-Antonio ?
J’hésite.
— Je ne sens pas très bien cette demande de rançon.
— C’est-à-dire ?
— Mon instinct me dit qu’elle est en marge du rapt. Mais je pense que nous devons appliquer le dispositif normal en mettant des hommes en planque aux abords du parking où devra stationner Lambert et en constituant une chaîne de filature qui démarrera à compter de l’instant où il ira livrer la rançon.
Читать дальше