Dislocation de l'assemblée.
— Vous paraissez rêveur ? s'inquiète Mouchekhouil.
— Il y a de quoi réfléchir.
— J'en conviens. Quel est votre sentiment ?
— Réservé. Nous avons affaire à des malfrats pas comme les autres. Il est évident que le coup vient des States et que les « manipulateurs » ont engagé de la main-d'œuvre européenne.
— C'est bien mon avis. Ne pensez-vous pas qu'il faille prendre contact avec le F.B.I. ?
— Si vous voulez que l'enquête nous échappe, il n'y a rien de mieux à faire !
Mon successeur opine.
— Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul, rostande-t-il.
— Vous avez tout compris, acquiescé-je en me levant.
* * *
Toujours escorté de Jérémie, je passe prendre des nouvelles de notre malheureuse collègue, sauvagement agressée au chevet de la fille Grey.
État sérieux mais satisfaisant, m'assure l'interne de service en nous drivant à son chevet.
Fectivement, la courageuse femme repose sur sa couche blanche souillée de son sang généreux. Elle me reconnaît et un gentil sourire fleurit ses lèvres desséchées. Sa tronche enrubannée de gaze ne laisse disponibles qu'un œil et la bouche.
Je presse ses doigts posées sur le drap, prononce des paroles réconfortantes garantisseuses de promo.
— Vaillante amie, attaqué-je-t-il dans la nuance, avez-vous la force de me raconter ce qui s'est passé ?
— Bien sûr, répond cette gazelle foudroyée. Au cours de la nuit, une infirmière et deux de ses collègues sont entrés dans la chambre. L'un d'eux poussait un appareil à roulettes. L'autre est venu sur moi, a sorti un instrument de sa blouse et m'a asséné un coup sur la tête. J'ai à moitié perdu conscience, pas suffisamment cependant pour ne pas sentir sa main entre mes cuisses et entendre l'infirmière lui dire : « Vous croyez que c'est le moment ? » Alors il a retiré sa main, puis m'a frappée à nouveau sur le crâne et je me suis évanouie.
— Avant de perdre connaissance, vous avez eu le temps d'apercevoir ce que faisaient les deux autres ?
— Le second type était penché sur la blessée et la femme ouvrait l'armoire pour prendre les vêtements de l'Américaine.
— Elle les fouillait ?
— Non ; les empilait dans un sac de plastique, genre poubelle.
In petto, je me traite de blatte écrabouillée. Quelqu'un de nos rangs a-t-il seulement eu l'idée d'explorer le meuble pour y examiner les fringues de l'assassinée ? Non, bien sûr ! Une fille morte dans un plumard de clinique, t'as pas une pensée pour ses harnais, ils ne sont plus à l'ordre du jour.
— Merci de votre témoignage, mon chou, gazouillé-je. Lorsque vous serez en mesure de sortir, nous arroserons ça !
— C'est vrai ? qu'elle balbutie, émerveillée par cette perspective.
— Promis ! En attendant laissez-vous bien soigner.
Napoléon pinçait l'oreille de ses grognards en guise de gâterie. Moi, je fais mieux, j'évasive de la main sur ses mamelons qui ont tendance à choisir la liberté. Elle doit en rougir sous ses pansements, la darling.
— Et tu prétends vouloir épouser Marie-Marie ? murmure ce fumelard de négro, une fois dehors.
Sa remarque me produit l'effet d'un verre d'eau froide en pleine gueule.
Je m'arrête sur le revêtement de caoutchouc qui absorbe le bruit de nos pas.
Cette réflexion se fiche dans mon âme. C'est vrai que j'avais déjà oublié la Musaraigne. Il n'existe plus pour moi, désormais, que « notre » fille fabuleuse. Le temps et ses deux époux ont tué doucement nos amours d'autrefois, à Marie-Marie et à moi. Dans le fond, j'étais dingue d'une gamine délurée, à l'innocence pathétique. Elle est devenue une riche bourgeoise chic, sachant contrôler ses sentiments et programmer sa vie.
Seigneur, cette bouffée de détresse qui m'envahit à toute volée ! Va falloir que je m'accroche fort à m'man, à mon turbin, à mes potes et, surtout, oui, surtout à la petite.
Le Noirpiot qui pige tout, met sa dextre puissante sur mon épaule.
— Pardonne ma maladresse, fait-il, je t'ai blessé.
— Non, non, ce n'est rien, j'articule, il fallait bien que je prenne conscience des réalités.
Voilà ; je respire un grand coup. Très importants, les soufflets. Quand ils fonctionnent mal, le reste ne suit plus.
Bref conciliabule entre Jéjé et moi.
Nous mettons le cap sur le collège Poirot-Delpech.
Toujours bien ameublir le terrain avant de bâtir.
Nous déboulons en plein cours d'histoire-géo, pendant que le prof, une pécore à binocles, au nez pointu, explique à ses garnements le duel de Cinq-Mars et de Thou qui furent exécutés à Lyon (Rhône) pour s'être battus en duel.
Nous toquons à la porte vitrée. La demoiselle, rancie sous le harnois, vient ouvrir, l'air interrogateur.
Je lui annonce notre qualité de super-bourdilles et elle s'humanise un tanti-chouïa.
— Vous venez au sujet du jeune Charretier ? fait-elle.
— Gagné ! réponds-je. Pouvez-vous nous consacrer quelques instants ?
Elle peut. Sort dans le vaste couloir et relourde. Elle dégage une odeur de poivre, because les premiers frimas l'ont incitée à ressortir ses petites laines de l'armoire. Vu la façon dont elle les épice, les mites n'ont qu'à bien se tenir !
Je lui demande ce qu'elle pense de l'ado disparu.
— Bon élève, assure-t-elle, mais particulièrement rêveur.
— Vous êtes au courant de ses déclarations concernant un attentat à la gare du Nord ?
— La classe ne parle que de cela. Vous croyez qu'on l'a enlevé pour supprimer son témoignage ?
— Envisageable, répond Othello.
— Alors sa vie est en danger, dit la personne au slip festonné de toiles d'araignées.
- Ça se pourrait, admets-je avec la froideur d'un colin sorti du frigo sans sa mayonnaise.
« Faisiez-vous partie du voyage à Londres ? »
— Si fait : je secondais le professeur d'anglais.
— Vous rappelez-vous de l'attitude de Paul-Robert, là-bas ?
— Elle n'avait rien de particulier.
— A-t-il participé à toutes les excursions ?
Elle rassemble ses lèvres autour d'une petite bite imaginaire ce qui, je présume, est l'indice d'une profonde réflexion.
— Il ne nous a pas accompagnés à Windsor car il souffrait d'un violent mal de gorge.
— Il est donc resté à l'hôtel ?
— Naturellement. Et le lendemain, il nous a quittés pendant la visite de la Tour de Londres, prétextant une forte température.
— Comment se comportait-il avec ses compagnons ?
Nouvelles cogitations de Miss Coing.
— Je ne sais si cela provenait de son état fébrile, mais il restait en retrait du groupe et semblait abattu.
— Merci, mademoiselle, pour votre coopération. Vous êtes adorable !
Sa toison du dessous s'humidifie comme des poils d'artichauts fraîchement cuits.
J'ajoute, en l'enveloppant d'un regard velouté qui n'arrange pas son problème :
— Pouvez-vous dire au jeune Bernard Malapry, que j'aperçois devant votre bureau, de nous rejoindre ?
Bref intermède, au cours duquel je demande au Négus la raison de son sourire ambigu.
— Je ris de la conculmitance de nos pensées, répond-il.
Et puis survient mon petit pote de naguère.
— Je suis sûr que vous allez m'apprendre quelque chose ? primesaute Nanard.
— Pas impossible, admets-je. Mais ne restons pas ici ; il doit bien y avoir un endroit peinard où je pourrais te tabasser la gueule en jurant ensuite que c'est une invention de ta part ?
Il s'arrête d'arquer, devient lit vide comme la couche d'un cocu et me fixe, épouvanté.
Je plaque ma main dans son dos pour l'obliger d'avancer, avise une pièce dont la lourde est entrouverte : un réfectoire désert. D'une bourrade j'y fais pénétrer le jeune citoyen Malapry. Des remugles de gruyère brûlé et d'eau de vaisselle saturée flottent dans la pièce.
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