— J'étais mariée.
Je m'écrie :
— Encore !
— C'est en forgeant qu'on devient forgeron. J'ai tenté une deuxième expérience. Elle s'est montrée presque aussi décevante que la première ; heureusement mon second époux s'est tué en faisant du vol à voile.
Son cynisme me fait grincer des paupières.
— Tu ne l'aimais pas ?
— Je n'aimerai jamais qu'un homme. Tu parles d'une fatalité !
Son regard se dérobe. Elle a un sourire triste comme un enterrement en musique.
— Et la Police ? Tu travaillais pour certain service, passé un temps ?
— J'ai laissé tomber. Trop de routine, de désillusions… On a beau se raconter des histoires, ça reste administratif. A cause de ton exemple, je m'imaginais avoir le feu sacré. Mais les feux sacrés meurent quand ils n'ont plus rien à consumer. Et puis, le moment est venu de te le dire : j'ai un enfant.
Là, il blêmit l'Antonio ; comme dans les vrais livres où la stupeur fait blêmir les personnages.
— Toi !
— Je suis apte à procréer, tu sais. J'ai une petite fille.
— Quel âge a-t-elle ?
— Trois ans. Tu me l'as faite l'après-midi précédant mon départ. Nous étions allés dans un petit hôtel de la rue Chalgrin, t'en souviens-tu ? Une fringale nous avait saisis. Nous ne nous sommes même pas dévêtus.
Putain ! Qu'est-ce qui m'arrive ? Des mois que se préparait cet instant de grande dramaturgie ! Quelque chose d'inconnu se rassemblait en moi. Genre maladie incurable. Un manque que je ne parvenais pas à combler. Chagrin informulé, sournois.
Elle murmure :
— Tu es effrayé ?
— Pire que ça !
Ça tournique dans ma caberle.
— Comment s'appelle-t-elle ? fais-je à voix basse.
— Comment veux-tu qu'elle s'appelle ? Antoinette, bien sûr !
— Et tu ne m'as rien dit ?
— Parce que tu aurais tout lâché pour m'épouser ! J'ai préféré me marier avec un autre et te laisser continuer ta vie. La liberté est ton humus.
— Où est l'enfant ?
— Pourquoi crois-tu que je dors au salon ?
— Là-haut ?
— Oui.
— Tu la laisses seule ?
— A sa naissance j'ai pris une nurse à laquelle Antoinette s'est farouchement attachée ; je la garderai au moins jusqu'à ce que la petite soit scolarisée.
— Elle porte le nom du Suédois ?
— Il voulait la reconnaître, mais j'ai refusé. Quand on est l'enfant de San-Antonio, on ne peut avoir un autre nom que le sien ou celui de sa mère !
— M'man est au courant ?
— Depuis cet après-midi seulement. Je l'avais prévenue de l'arrivée d'Antoinette, mais sans lui préciser qui en était le père.
— Elle doit être folle de bonheur !
— Plus que ça ! Tu ne trouves pas que notre histoire tourne au roman d'amour début de siècle ?
— Je m'en fous. L'important est que ce soit. J'en ai marre du cynisme ronflant, fais-je.
On toque à la lourde : je reconnais l'index de ma Vieille.
J'ouvre, et ce qui subsistait d'univers me « débaroule » dessus, dirait-on chez nous autres « magnaux ».
M'man est là, statue de la Très Sainte Vierge Marie, tenant un enfant mal réveillé dans ses bras.
Vacca ! Cette secousse dans la moelle pépinière (dixit l'Infâme).
Antoinette !
On a beau posséder quelques dons littéreux, faire jeu égal avec M. Giscard d'Estaing au plan de la prosodie, il est des instants culminants où les mots ne sortent pas, kif la pâte dentifrice dont le tube a été oublié ouvert dans un tiroir.
Tu verrais cette merveille !
Antoinette est châtain-tirant-sur-l'auburn, genre sa mother. Elle aussi a les pommettes parsemées de points roux. Mais là s'arrête leur ressemblance. Tout le reste est signé San-Antonio, mes drôles. Les yeux, la forme du visage, le nez, les oreilles et jusqu'à ses ongles de pouces plus larges que la normale.
De son regard brouillé par la dorme elle me considère avec une curieuse gravité. On croirait qu'elle cherche dans ses souvenirs naissants où et quand elle m'a rencontré.
Je vais te le dire, ma fille : c'était une piaule faite pour les brèves étreintes, au lit malmené par des chiées de gens en mal de baise.
Maman me la tend.
M'en saisis à gestes craintifs.
Enfouis mon tarbouif dans ses cheveux fous.
Est-ce pour cet instant que je suis né ?
Je voulais entraîner Marie-Marie dans ma piaule de célibataire, mais elle a refusé.
— Je ne suis pas venue pour ça, me dit-elle.
La regarde jusqu'au fond de la France. Me retiens in extremis de goujater par un « pourquoi es-tu venue, alors ? ».
Nous sommes seuls au salon dont le canapé est équipé en plumard.
— Qu'est-ce qui t'a décidée à rompre ton secret ? demandé-je-t-il.
— Ma conscience. Une nuit, je me suis réveillée en sursaut avec la certitude que je n'avais pas le droit de te taire plus longtemps cette paternité, car l'enfant t'appartient autant qu'à moi. L'idée s'est développée et me voici.
— Que comptes-tu faire ?
— Retourner en Suède.
— Qu'est-ce que tu fabriques là-bas puisque ton époux est mort ? Tu aimes tellement les harengs à la crème ?
Elle me considère avec mélancolie et répond :
— J'ai ouvert une école de cours accélérés où l'on enseigne le français, l'anglais et l'italien. Nous sommes trois professeurs, ça marche très bien.
— A part ça, tu es une riche veuve ?
— Aisée, ça suffit.
— Si je résume, tu es venue me montrer notre fille et tu la remballes aussi sec ?
— Tu la reconnaîtras avant que je reparte ?
— Je vais me gêner ! Seulement mes fibres paternelles toutes neuves ne s'accommoderont pas d'une existence séparée.
— Je la laisserai à ta mère quelques semaines par an et tu pourras venir la voir quand tu voudras.
— Tu penses que c'est l'idéal pour une môme de rencontrer son père sur un rendez-vous ?
— On peut toujours commencer ainsi.
Tu sais qu'elle est authentiquement belle, la « poulbote » de jadis ? Elle a gagné en grâce et en sûreté, en élégance également, s'est affinée, affûtée serait plus juste.
— Tu me fais un cadeau empoisonné, Marie-Marie. Tu m'as déjà volé trois ans de sa vie et tu entends me rationner pour le reste ?
Elle s'apprête à répondre vertement quand un coup de sonnette déchire le silence, comme il s'écrit dans certains books pour branleurs ambidextres.
D'un même élan, nous consultons nos montres. Trois plombes du mat'. Même les bourreaux d'autrefois ne se manifestaient pas à cette heure.
Mais quoi : j'exerce un métier abolissant conventions et civilités.
Je m'enquiers au parlophone.
— Ici Charretier ! bafouille le croque-mort.
— Entrez ! murmuré-je, sans grand bonheur dois-je avouer.
Et d'actionner la lumière extérieure.
— Qu'est-ce ? demande la mère de mon enfant.
— Un voisin dont on a kidnappé le fils.
— Mon Dieu ! s'exclame-t-elle, comme dans Les Feux de l'Amour.
L'homme se pointe dans le jardin gelé, frotte ses lattes sur notre paillasson neuf. Il a le pique-brise violacé et le teint de ses clients.
— Je vous demande pardon, dit le malheureux père. Ne pouvant dormir, j'arpente le quartier. J'ai vu de la lumière chez vous et je me suis permis…
— Vous avez bien fait.
Il salue Marie-Marie.
— Madame, sans doute ?
— Pratiquement.
— Des nouvelles de Paul-Robert ? coasse-t-il peureusement.
— Pas encore ; nous devrions en avoir demain…
Il m'est arrivé, au cours de ma carrière, d'être confronté à des rapts d'enfants. Je croyais éprouver la mortelle angoisse des parents ; mais j'étais loin du compte. J'évoque la poupée endormie, là-haut, ses cheveux ondulés, son regard presque bleu, si attentif au monde, déjà !
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