Une photographie du maréchal Pétain trône en bonne place.
M meHébasque se tient à un bureau dit ministre. Elle est penchée sur un monceau de feuillets noircis et continue d’écrire un moment en ma présence comme court sur son erre un bateau dont on a coupé les moteurs. C’est une femme bientôt âgée, sèche, anguleuse, le regard et le nez pointus, les cheveux presque blancs tirés en arrière pour composer une triste queue de bourrin. Vêtue de noir. Puant le carton à chaussures où l’on rassemble les photos du passé. Presque pas de lèvres. Des lunettes. Une mâchoire de brochet. Pas engageante. Imbaisable. Point à la ligne.
Elle lève la tête, me prend acte.
— Bonjour, monsieur. Camille me dit que vous êtes commissaire de police ?
Je m’incline.
— C’est exact, madame. Je vous présente mes respects.
D’entrée, je marque un point. Elle est d’une caste où si tu leur présentes pas tes respects quand elles sont vioques, et tes hommages quand elles sont plus jeunes, t’es catalogué paltoquet, flottance de bidet, pet de lapin malade.
— Asseyez-vous. Il paraîtrait que vous auriez découvert des éléments nouveaux ?
— Je le crois. Connaissez-vous ou auriez-vous entendu parler d’une certaine dame Ruth Booz.
Sa face peu amène emporte son sourire d’accueil [16] Tout San-Antonio est dans cette phrase ! Maurice Druon
.
— Un nom pareil ! Mais il s’agit d’une juive !
— C’est probable.
— Monsieur, je ne fréquente pas ces gens-là !
Net ! Elle le dit pas avec des fleurs, médème ! Plutôt avec du vinaigre ! Elle assume ses convictions, la daronne !
— On ne connaît pas seulement des gens avec lesquels on a des affinités, madame.
— Moi si. Pour ne rien vous taire, papa a été un haut fonctionnaire sous Vichy. A la libération, la racaille sémite s’est mise après lui et n’a eu de cesse qu’il soit fusillé !
J’esquisse un acquiescement temporisateur. Bon, chacun ses problos, chacun ses haines et ses fantasmes.
— Donc, ce nom ne vous dit rien ?
— Rien !
Un temps. Les toutous empaillés me défriment vilain, tu les croirais prêts а me dépecer.
— Des chiens que vous eûtes ? interrogé-je d’un ton componctif pour assurer l’amadouade.
Gagné ! Elle décrispe.
— Oui, ils sont là au complet, mes chers chéris.
— Cela doit vous faire bizarre de les avoir tous en même temps, alors qu’ils se sont succédé dans votre vie ?
— En effet, c’est émouvant. Ils furent certes différents, mais ils eurent l’amour que je leur vouais comme dénominateur commun.
— Comme cela est joliment dit, madame.
Je montre les feuillets sur le bureau.
— Je parie que vous êtes romancière ?
— Quelle horreur ! Moi ! un roman ! cette friandise pour midinettes ! Non, je suis historienne, commissaire. J’écris un livre qui s’intitulera Les Enfants de Judas, livre dans lequel je règle pas mal de comptes…
— Je ne manquerai pas de l’acheter dès qu’il sortira, madame.
Elle me sourit et murmure : « Merci. » Et ma pomme, je retends la sébile, aussi sec.
— Avez-vous connu un certain Hugues Naut ?
— Le banquier ?
Allez, luia ! Allez, luia ! Allez !.. Elle connaît (ou plutôt connaissait) Hugues Naut, la chérie, la merveilleuse carabosse, la vieille saucisse, la vieille facho, la poire blette. Elle connaît l’homme qui, comme son bonhomme, a été refroidi sur un parking et auquel, comme à son bonhomme, des petits grincheux ont coupé les couilles !
Je l’embrasserais ! Dans le dos et par-dessus sa robe pour ne pas gerber.
— Parlez-moi de lui…
— Il était très lié avec mon mari pendant la guerre. Ils se sont fréquentés un certain temps encore, et puis nous nous sommes perdus de vue. Ce sont les caprices de l’existence.
— Vous savez qu’il est mort ?
— Non, je l’ignorais.
— On l’a assassiné sur un parking а Beyrouth, en 73.
— Oh ! Seigneur, lui aussi !
— Oui, madame, lui aussi. Et il a eu les parties génitales sectionnées.
Elle devient comme un lit vide, la dame. Ses mains se mettent à trembler kif si elle tenait un marteau-piqueur en action.
— Comme pour Robert…
— Rectification, c’est Robert Hébasque qui a été traité comme lui une douzaine d’années plus tard. Vous n’aviez pas eu connaissance de la chose à l’époque ? Les journaux ont bien dû en parler !
— Au début des années 70, nous voyagions beaucoup, Robert et moi, l’affaire se sera produite au cours d’une de nos croisières. Ce que vous m’apprenez me terrifie. Vous pensez qu’il y aurait une corrélation entre les deux assassinats ?
— Cela paraît évident. Quelque temps avant sa mort, votre mari a-t-il reçu des menaces ?
— Absolument pas.
— Il est mort près d’Aix-en-Provence, que faisait-il dans cette région ?
— Il se rendait à Nice pour affairés.
— Vous connaissiez le client qu’il allait voir ?
— Non. Mais je ne m’occupais jamais de son travail.
Ça bavasse encore, ceci, cela. Faut bien mouiller la meule. Et puis je lui balance THE question, celle qui me turlubite depuis un moment :
— Madame Hébasque, vous me dites que votre défunt et Hugues Naut étaient très liés pendant la guerre, savez-vous s’ils ont eu une attitude pro-allemande ?
Elle soutient mon regard avec du défi plein sa prunelle, si fort qu’il éclabousse la pièce comme le phare du cap Gris-Nez éclabousse les falaises de son faisceau impétueux.
— Ce n’est pas impossible : mon époux tenait pour l’ordre et les grandes vertus.
Ben voyons…
— Des… tracasseries à la Libération ?
— Aucune.
— C’est surprenant. En général, tous les gens qui ont affiché leur sympathie pour l’occupant ont eu à s’en expliquer par la suite.
Son sourire contient une bonne dose d’acide « prussique ».
— Ce qui donnerait à penser que mon pauvre Robert savait s’entourer de précautions, glousse la dame.
— Oui, probablement, conviens-je.
Je lui prends le congé et retourne chez ma mère. Une mélopée africaine, soutenue au tam-tam, m’y accueille. C’est M. Blanc qui chante à ma vieille un hymne qu’il vient de composer à son intention. Il est assis au bord d’un tabouret, serrant un chaudron entre ses genoux dont il martèle le cul frénétiquement. Les paroles de sa chanson sont trop belles pour que je ne t’en fasse pas profiter. Les voici in extenso, comme disent les Anglais quand ils causent latin. Le développement est un peu lent, mais les rimes sont d’une richesse totale :
Madame Félicie
Madame Félicie
Madame Félicie
Madame Félicie
Madame Félicie
Madame Félicie
Madame Félicie
Madame Félicie
Madame Félicie
Madame Félicie
Madame Félicie
Madame Félicie…
Je prends place autour de la table, le plus délicatement possible pour ne pas troubler cet hommage émouvant. M’man a les larmes aux yeux.
On attend comme ça trente-cinq minutes et Jérémie s’interrompt, pile avant qu’on le flingue à coups de pétard, tant tellement nos nerfs sortent de leurs gaines.
— C’est badour comme du Mozart, déclare le Gros.
M’man embrasse Jérémie pour lui témoigner sa reconnaissance.
— V’s’ êtes sûre qu’y n’ déteint pas ? plaisante Sa Majesté.
M. Blanc lui sourit grand comme la scène de l’Olympia. Enhardi, le Mahousse poursuit :
— Técolle, tu bouffes jamais de chocolat, hein ? Sinon tu t’ mordrais les doigts !
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