— Non, souffle-t-elle.
— Je ne veux pas te demander la lune, simplement de m’affranchir sur l’histoire de La Panne. Elle n’est pas limpide pour moi. Qui était la fille mise en l’air ?
— La maîtresse de Thierry.
— Une Allemande ?
— Non, une Luxembourgeoise.
— C’est bon, raconte.
Elle se racle le gosier.
— Eh bien, mes chefs m’avaient chargée de démasquer un habitant de La Panne, lequel était soupçonné d’organiser des réceptions de parachutages. Afin de ne pas attirer l’attention, je me suis embauchée comme infirmière de l’hôpital de l’endroit, c’était extrêmement facile puisqu’il est en partie réquisitionné par nos troupes. J’ai fait mon travail et je suis parvenue à découvrir l’activité de Slaak. J’ai prévenu mes services et Thierry est arrivé pour liquider le cafetier. Il s’en chargeait lui-même car il voulait fouiller son domicile suivant ses méthodes personnelles. Thierry, depuis quelque temps, s’était entiché d’une fille, une certaine Maud Brumert, celle que vous avez vue…
— Ensuite ?
— Je me méfiais de cette fille. Quand j’ai vu qu’il l’avait amenée avec lui, ça ne m’a pas plu et je l’ai surveillée. C’est ainsi que j’ai découvert qu’elle surveillait elle-même Thierry… J’étais présente lorsqu’elle a photographié son amant au sortir de la maison de Slaak. J’ai vu que je ne m’étais pas trompée sur son compte et j’ai aussitôt pris mes dispositions pour qu’elle soit liquidée à l’insu de Thierry, afin d’éviter des histoires à celui-ci, ce qui se serait infailliblement produit si la fille avait été arrêtée sur une délation de ma part.
— Bigre, tu vas vite en besogne…
— Oui.
— Et après ?
— Après, rien. On a amené la blessée à l’hôpital et je m’en suis occupée personnellement.
— Jusqu’au bout, alors ?
— Jusqu’au bout, oui. Je pensais pouvoir récupérer l’appareil photographique, mais celui-ci avait disparu. Lorsque vous avez demandé à la voir, j’ai compris que vous étiez mêlé à cette histoire et j’ai passé votre signalement à la Gestapo de La Panne.
— Ouais, ouais, ouais…
Je me gratte le pif.
— Dis donc, cela ne m’explique pas pourquoi cette souris que je n’avais jamais renouchée m’a glissé son appareil photographique dans la poche.
— Elle s’est confessée à moi avant de claquer, dit Thérèse.
— T’appelles ça une confession ! T’as du souffle !
Elle sourit.
— Elle rôdait dans les parages du café, car, vous comprenez, elle ne savait pas au juste ce qui s’était passé… Elle vous a vu entrer et sortir de l’établissement. Comme vous n’avez pas ameuté la police elle s’est dit que vous deviez être un résistant…
— En somme elle faisait de la résistance aussi, mais pour son compte personnel.
— C’est ça.
Laura me touche le bras.
— Tu as une cigarette ?
— Voilà.
Elle en allume deux, m’en met une dans le bec et dit d’un ton gourmand :
— Je crois que l’entretien avec Mademoiselle est fini. Nous n’avons plus besoin d’elle.
Je pige admirablement le sous-entendu. Ma mignonne Laura prend à toute allure un tempérament de louve et souhaite que je règle son compte à Thérèse.
Cette solution ne m’emballe pas. Je suis un grand sentimental et j’ai horreur de mettre en l’air une gonzesse avec laquelle j’ai fait les pieds au mur pendant vingt-quatre heures.
— Calme-toi ! fais-je. On va tâcher d’offrir un beau ticket de voyage à cette charmante souris… grise.
— Pour l’enfer ?
— Peut-être, mais via Londres.
Nous passons près de vingt-quatre heures dans la minuscule pièce secrète du grenier. L’espionne est toujours attachée après sa chaise et elle traverse des périodes de prostration. Quelquefois elle pleure, à d’autres reprises elle nous foudroie du regard comme si elle rêvait de nous arracher les yeux avec une cuillère à café.
Je sens que je vais devenir dingue entre ces deux femelles. Surtout que Laura se fait de plus en plus salace. Elle a compris qu’il s’était passé quelque chose entre l’Autrichienne et moi, et elle veut prendre sa revanche.
À force de me faire des papouilles, elle finit par m’émoustiller sérieusement.
Après tout je ne suis qu’un homme et, qui pis est, un homme provisoirement inoccupé.
Je finis par succomber à la tentation. Je n’ai pas pour habitude d’avoir un public dans ces sortes d’exercices. Mais la petite déesse de Laura s’emploie si bien que j’oublie la présence d’un tiers.
C’est fou l’esprit inventif que nous pouvons avoir !
Un feu d’artifice est moins impressionnant, même au moment du grand soleil, que notre numéro de prends-moi toute ! Je parie que Laura doit le faire exprès de gémir et de pousser des cris animaliers. Ah ! la gredine !
Lorsque la séance prend fin, je jette un coup d’œil à Thérèse. Celle-ci est un peu moins pâle qu’une aubergine ; la sueur lui dégouline sur les tempes et ses yeux sont fiévreux comme du charbon incandescent.
— Il est merveilleux ! lui dit Laura en me désignant.
Elle ne répond rien et détourne la tête. Il n’y a pas meilleure torture au fond…
La mère Broukère annonce tout à coup ses deux cent vingt livres.
— L’état de siège est proclamé, fait-elle. La ville est fouillée de fond en comble. Chaque maison passée au peigne fin. Ah, mes pauvres enfants, j’ai bien peur !
— Il faut absolument que nous levions l’ancre, dis-je.
— C’est impossible !
— Ne dites pas de bêtises. Je ne veux pas m’éterniser dans votre cagibi, j’ai du travail qui m’attend de l’autre côté du Chanel… Depuis la mort de Bourgeois, tout contact est rompu avec Londres. Or il a été convenu avec le major Parkings, mon chef, qu’un avion m’attendrait six jours après mon arrivée, à minuit, dans un champ près de Furnes. C’est ma dernière chance pour regagner Londres. Nous devons partir aujourd’hui même.
— Mais les routes sont gardées ! Vous serez arrêtés…
Je me gratte la tête.
— Dites-moi, madame Broukère, du grenier la vue plonge chez votre voisin de derrière. Qu’est-ce qu’il fiche, ce mec ?
— Il tient une succursale des pompes funèbres.
— C’est bien ce que je pensais… Eh bien, il va nous être utile.
Elle a un geste d’effroi.
— Y pensez-vous ! C’est un collaborateur notoire ! Jamais il ne consentirait à vous aider ; pire même, il vous dénoncerait immédiatement.
— Tant mieux.
— Comment, tant mieux ?
— Tant mieux qu’il soit hostile à notre cause, cela nous permet de le considérer en ennemi, donc de ne pas prendre de gants avec lui…
« Il habite seul ?
— Il est célibataire.
— Il est chez lui en ce moment ?
Elle va se poster à la lucarne donnant sur la cour de derrière.
— Oui, son portail est fermé et il y a du feu dans son bureau…
— Gi ! attendez-moi là, mes biches.
J’ouvre la lucarne et je me hisse sur les tuiles. De là, je saute sur le toit d’un appentis et je parviens sans encombre dans la cour des pompes funèbres. C’est un exercice de simple assouplissement. En rampant je traverse la zone de lumière. Puis je me redresse et je me plaque contre le mur, tout près de la porte vitrée du bureau où un bonhomme écrit. Il est grand et blondasse, il doit avoir dans les quarante berges. C’est un costaud sanguin qui doit savoir se bagarrer.
Je tire mon pétard et je pousse la porte vitrée.
Il se retourne d’un air contrarié, me regarde, regarde mon feu et me regarde encore. Son visage se transforme comme un paysage de montagne lorsque passent des nuages d’orage.
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