— Un vers de Coppée, assuré-je…
La standardiste potasse son opuscule en humectant son index à chaque page…
Elle s’arrête soudain.
— Voilà, fait-elle complaisamment, Littré 62–64 : M. Mario Josephini, rue de l’Université… Attendez, je ne peux pas lire le numéro, il y a une crotte de mouche dessus.
Pinaud, qui est à retardement, murmure, placide comme une bouse de vache :
— Je savais bien que ça me disait quelque chose !
Et puis il la boucle et se met à me reluquer d’un air gland.
— Mais, mais, bêle-t-il.
Je secoue la tête.
— Pour du mystère, c’est du mystère, non ? Voilà plusieurs jours que Mario est canné. Il y a des scellés sur sa lourde, mais elle le demandait au téléphone…
— C’est impossible, décrète Pinaud qui a le sens des limites humaines…
Je saute sur la standardiste. Elle roucoule et, prometteuse, me dévoile un sein, mal emprisonné par un soutien-gorge rose cucul-la-praline.
Les poulettes sont toujours prêtes à des confusions de ce genre. Vous leur tendez la main et, au lieu de vous tendre la leur, elles approchent leur pétrus… C’est la vie !
— Miss Standard, lui dis-je, la voix enrouée par l’anxiété, il vous appartient de dissiper le mystère du siècle. Je sais que vous manœuvrez votre bignou à longueur de journée et que vous ne pouvez conserver en mémoire chaque appel, mais je vous demande de vous concentrer… M meVan Voorne vous a réclamé trois fois ce numéro dans la soirée, d’après votre fiche… Je vois en face de chaque numéro un cercle rouge, cela veut dire que la communication n’a pas été obtenue, n’est-ce pas ?
— Oui, dit-elle. Elle a été annulée les trois fois…
Je feuillette sur les fiches précédentes et je constate que depuis mardi chaque appel du Littré en question est précédé de la marque d’annulation… Par ailleurs, chaque fois, il a été demandé à trois reprises à peu de temps d’intervalle… Voilà qui m’ouvre des horizons sans bornes.
— Ce numéro, depuis mardi, n’a jamais répondu, dis-je…
Elle gamberge un poil, essuie ses lunettes après le pan de sa robe de chambre, histoire d’avoir un prétexte à relever celle-ci et déclare :
— Oui… Je m’en souviens, maintenant… M meVan Voorne le demandait à plusieurs reprises chaque fois, bien que je lui affirme que ça ne répondait pas.
Pinaud n’a pas l’air de piger ma jubilation… Il me bigle avec ses yeux de lézard ébloui en se curant les oreilles avec le bout phosphoré d’une allumette.
— Viens, dis-je brusquement, je crois que nous venons de piger quelque chose…
— Nous ? s’étonne-t-il…
Et loyalement d’ajouter :
— Toi peut-être, mais pas moi !
Une très confuse clarté germe à l’ouest. Le froid est plus vif qu’au début de la noye. Je me sens la figure graisseuse, les dents crayeuses, l’estomac triste… Pinaud sent la chambre à coucher conjugale et j’ai de la tristesse dans tout le corps.
— Elle était gentille, cette personne, émet-il en tirant bas son bonnet de nuit.
— Quelle personne ?
— La dame du standard… Pas belle, mais des volumes généreux et surtout de l’amabilité. Vois-tu, San-Antonio, moi qui ai de l’expérience, je peux te dire que la vertu la plus essentielle chez une femme, c’est la gentillesse…
— Tu devrais écrire ça dans le Figaro ! conseillé-je. Bonté ! ce que j’ai soif. Si on trouve une turne ouverte, on va se jeter un demi…
— Où allons-nous ? s’inquiète-t-il…
— Chez ton ancien beau-frère…
— À ces heures ?
— Au fait, quelle heure est-il ?
En bâillant, il tire sur une chaîne de montre qui pourrait servir à amarrer le Liberté ; il ramène des profondeurs de sa poche une montre minuscule tout en nickel plaqué argent.
Il étudie de près le cadran et déclare :
— 4 h 10…
Puis, tisonné par la curiosité :
— Qu’allons-nous faire chez mon beau-frère ?… Vérifier un détail ?
Je secoue la tête.
— Oui… Bien qu’il soit trop tôt.
— Alors, allons nous coucher ?
— Des clous !
— J’ai sommeil…
— Égoïste ! Pense à Béru à qui on greffe une carotide de poulet en ce moment !
— C’est vrai, pleurniche Pinaud. Le pauvre gros… Ce qu’on est peu de chose. Quand je pense qu’avant-hier encore il avait un deux cents de valets !…
Nous voici rue de l’Université, non loin de l’immeuble d’où Josephini fut défenestré. J’arrête mon char à une vingtaine de mètres du porche… Tout est calme dans la rue… Je ne vois que quelques bagnoles aux vitres embuées et un cabot qui attend les poubelles…
— On descend ? demande Pinaud.
— Non, attends, il faut que je mette un peu d’ordre là-dedans.
Ce disant, je me frappe le crâne.
— Tu auras du travail, ricane Pinaud.
— Hmm, compliment, monsieur phosphore… Tu me donnes l’idée d’un article, Pinuche : Comment l’esprit vient aux séniles !
Il croise ses mains sur sa poitrine.
Je change de ton pour concrétiser à haute et intelligible voix mes « idées biscornues ».
— Ces appels téléphoniques chez un mort dont on sait que l’appartement est mis sous scellés ne sont pas sans motifs. M meVan Voorne m’a semblé être une personne bigrement intelligente et sensée…
— Alors ? pousse Pinaud.
— Le fait qu’à chaque demande de ce numéro forcément muet la Hollandaise l’ait réclamé à trois reprises rapprochées fait penser…
— À quoi ?
— À un signal, dis-je…
— Comment, à un signal ? demande Pinuche, tiré de son assoupissement.
— Ouvre tes étiquettes, squelette en sursis. Suppose que quelqu’un ait voulu surveiller ton beau-frère. Il s’arrange pour occuper un appartement contigu… Mais un appartement qui ne comporte pas le téléphone, tu me suis ?
Il a pigé… Ses yeux ternes se tournent vers moi et je crois — à moins que mes sens ne m’abusent — qu’une lueur d’intelligence y pétille.
— Tu veux dire que, de l’appartement où se trouverait ton « quelqu’un », il est possible d’entendre le téléphone de Mario ? Et tu veux toujours dire qu’en appelant trois fois de suite ledit numéro, le quelqu’un saurait que c’est à lui qu’on en a ?
Je lui frappe le ventre.
— Bravo, mon vieux… On ne peut résumer plus explicitement une déduction relativement embrouillée.
Pinaud tire de sa poche l’allumette à trois usages dont il se sert indistinctement pour se curer les oreilles, les ongles et les dents. Il hésite, sa bûchette en main, et adopte un quatrième parti : celui de la sucer avec délectation.
— Il ne te reste plus que la possibilité de la déguiser en suppositoire, observé-je finement.
Il n’a pas entendu et poursuit :
— Après ta visite, ce soir…
— S’il est quatre plombes, tu peux dire hier soir…
— Si tu veux… Donc, après ta visite, la dame a alerté le type. Celui-ci est venu. Elle lui a parlé de toi, lui a fait entendre votre conversation et peut-être lui a demandé de garantir sa sécurité… C’est une supposition, naturellement, mais qui vaut ce qu’elle vaut…
— Continue, fais-je, intéressé.
— Le type s’est donné peur à cause des menaces… Il l’a étranglée… Puis il s’est dit qu’il fallait faire disparaître le cadavre et a emmené cette dame sur son dos… Comme déjà pensé, il a repéré Bérurier et…
— Oui, ça pourrait s’être déroulé comme ça…
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