— Ôte ton soulier droit…
— Hein ?
— Fais ce que je te dis au lieu de bavocher…
Il quitte sa chaussure et exerce la souplesse de ses orteils en les remuant dans la large chaussette de laine.
— Tu n’as pas de grands pieds pour un flic, remarqué-je.
Il prend ça pour un compliment et roucoule, très gâcheuse :
— C’est vrai… J’ai du reste servi dans les chasseurs alpins…
— Ça ne nous a pas empêchés de gagner la guerre, coupé-je. Bon, mets à ton pied la mule que tu as trouvée…
Toujours docile, et d’autant plus méritant de l’être qu’il ne pige rien à tout cela, il chausse le cothurne. Je rigole :
— On dirait un enfant de lutin ! Bon, renverse-toi dans ton fauteuil comme si tu étais inanimé…
— Comme si j’étais…
— Ta gueule ou je t’inanime pour de bon…
Il se renverse, la bacchante dressée comme une balayette de gogues. Mais il conserve un œil mi-clos afin de pouvoir surveiller mes faits et gestes.
Il faut maintenant que je vous donne une précision car vous êtes tellement siphonnés que l’insolite vous laisse baba. Les sièges de l’appartement sont des sièges modernes, bas, et aux dossiers extrêmement renversés. Ceci fait que pour charger sur ses épaules quelqu’un d’inanimé, la façon la plus simple consiste à le choper par-dessus le dossier et à exécuter un mouvement tournant avec l’intéressé. J’opère. Pinaud se trouve sur moi, les pieds pendant dans mon dos, la tête inclinée sur ma poitrine.
Il se met à bramer que la barrette de réglage de ses bretelles lui entre dans la viande, mais je n’en ai cure. Je franchis la porte du living et me dirige vers celle de l’entrée.
J’actionne l’ouverture et me retourne. Je constate que la mule chaussée par mon collègue se trouve exactement au-dessus du porte-parapluies. À cet instant la standardiste radine et pousse un cri de terreur en nous voyant dans cette attitude. Je la rassure d’un sourire et libère le père Pinaud. Celui-ci se masse les côtes premières avec des gémissements de fille violentée.
— Tu as pigé où je voulais en venir ? questionné-je.
— Oui, dit-il, tu penses que le visiteur a étranglé la dame avec la cordelière du rideau et qu’il a emporté son cadavre ? Il ne s’est pas aperçu qu’elle perdait une mule dans le porte-parapluies.
Je tapote aimablement le dos voûté de Pinuche.
— On fera quelque chose de toi avant que les asticots ne t’achèvent…
Il tire sur un long poil qui sort de sa narine gauche, ce qui lui emplit les yeux de larmes.
— C’est bien ça, poursuit-il… Le bonhomme en question (car seul un homme peut être assez fort pour trimbaler un cadavre sur ses épaules)…
— À moins qu’il ne s’agisse de Suzy Solidor…
Imperturbable, il enchaîne :
— … Le bonhomme est sorti. Sa voiture attendait devant l’immeuble. Il a chargé le corps dedans… Seulement il s’est aperçu de la présence de Bérurier et il est allé lui filer un coup de silencieux dans le ventre…
— Dans le cou, rectifié-je…
Le souvenir de notre pote me nimbe le cœur d’une infinie tristesse. Je m’empare des feuillets que me tend la standardiste et je m’assieds près du radiateur.
— Pinaud, demande à madame la communication avec l’hosto de Saint-Cloud. Rencarde-toi sur l’état de notre pauvre Béru… Ensuite interroge les gens de la rue, principalement ceux qui habitent les rez-de-chaussée, pour savoir s’ils ont vu ou au moins entendu quelque chose…
Pinaud abandonne son poil de nez et fait signe à la dame de se tenir prête à le suivre. Elle a remis la pogne sur ses besicles et en profite pour m’examiner complaisamment. J’ai dans l’idée que ma géographie lui revient. Je n’aurais qu’un mot à dire pour qu’elle se livre à moi de toute son âme et de tout son eczéma.
— Soyez gentille, lui susurré-je, aidez mon camarade à accomplir sa mission !
Elle se met au garde-à-vous et les deux tordus se cassent. Moi, je me jette littéralement sur les feuillets couverts de numéros hâtivement calligraphiés.
Ce qui m’intéresse, c’est le dernier appel provenant de cet appartement. J’ai idée qu’il nous donnera la clef de l’énigme.
Je cherche donc quels furent les numéros demandés par l’appartement 104 depuis mon départ. Je n’en trouve qu’un, mais qui a été composé trois fois dans le courant de la soirée… Je compulse les feuillets des jours précédents et je m’aperçois que ledit numéro revient fréquemment et à la cadence de trois appels par jour.
Il ne me reste plus qu’à noter le bigophone en question et à vérifier d’urgence à quoi il correspond…
J’éteins la lumière avant de quitter l’appartement… Le couloir est à nouveau vide. Le froid a eu raison de la curiosité des gens qui glandaient par là…
Je retrouve Pinuche en compagnie de la standardiste. Celle-ci, bonne âme, prépare un Nescafé…
Pinaud hoche la tête :
— On est en train d’opérer le Gros, murmure-t-il…
— Donc il vit toujours ?
— Oui… Mais, comme à toi, on ne m’a pas laissé beaucoup d’espoir… Il a perdu, paraît-il, deux litres de sang et sa carotide est atteinte… On tente une opération miracle… L’infirmière m’a expliqué : il faut mettre la partie atteinte de la carotide dans une sorte de gaine… Jusqu’ici l’opération n’a réussi qu’une fois sur mille…
Les mots se fichent dans mon âme comme des fléchettes dans une cible. J’évoque la démarche de plantigrade du gros… Je le revois, se cuisinant une andouillette sur un réchaud à alcool… J’entends sa voix conçue pour débiter du calembour… C’était un bon zig… Un copain sûr, toujours prêt à risquer sa peau pour vous faire plaisir… Il m’a tiré maintes fois du pétrin et voilà qu’à cause de moi…
Pinaud se rapproche… Il met sa main sur mon épaule, paternel. Je l’attire contre moi et j’embrasse furtivement son crâne déplumé. Lui aussi je le fais endéver… Et lui aussi m’a déjà secouru bien des fois… Ce sont les obscurs, les sans-grade du Service… Ils n’auront même pas la Légion d’honneur à titre posthume… Simplement, ils ont accepté de n’être que les rouages débonnaires d’une machine dont ils ignorent au juste le fonctionnement…
— Qu’on le retrouve, seulement, le salaud, murmure-t-il…
La standardiste ignore de qui nous parlons, mais elle chiale de confiance dans la casserole de Nescafé…
— Vous en prenez une tasse, monsieur le commissaire ?
— Volontiers…
Elle a eu raison de le faire chargé… Nous ne sommes pas encore dans les plumes !
Tout en soufflant sur le caoua brûlant, je demande à Pinaud s’il a du nouveau côté témoins éventuels…
— Rien, dit-il… J’ai interrogé une demi-douzaine de personnes, aucune n’a entendu quoi que ce soit, ce qui prouve bien que l’individu avait un silencieux…
— Aucune importance…
Je me tourne vers notre dévouée auxiliaire.
— Chère et ravissante créature, possédez-vous un annuaire téléphonique par numéros ?
— Mais oui…
— Alors soyez trésor, cherchez-moi l’adresse de Littré 62–64…
— Tiens, remarque la dame, c’est un numéro que M meVan Voorne demande assez souvent…
— Vous avez bonne mémoire, complimenté-je…
Pinuche, lui, renifle des brins de tabac agrippés à ses bacchantes.
— Littré 62–64, récite-t-il, c’est marrant, ça me dit quelque chose… Oui, j’ai l’impression d’avoir eu ce numéro en tête un certain temps…
Il se lance dans ses commentaires.
— Je ne sais pas si tu l’as remarqué, dit-il, mais il y a dans un numéro de téléphone le rythme qu’on trouve dans un vers… C’est chantant… Tiens : Passy 26–45, c’est évocateur, non ?
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