J’examine l’un des billets par transparence. Il me paraît honnête.
Je prends un talbin de cinq lacsés dans mon portefeuille.
La confrontation est longue, longue comme un jour sans toi, dirait Géraldy. Mais je suis patient pour certaines choses. Au bout d’un petit quart d’heure, je fais une constatation. Sur la face où le gros emperruqué est à gauche, on voit un alignement de baraques, style Versailles ; la troisième comporte 18 fenêtres sur mon bifton et 15 seulement sur celui de la valise… Léger détail, mais largement suffisant pour dégauchir la vérité.
Je comprends maintenant pourquoi la fille en bleu a été aussi généreuse avec Dédé, le champion de la voirie de La Grive. Avec des talbins de cette espèce-là, on peut se permettre de les lâcher avec une benne basculante ! Vous ne pensez pas ?…
Un remue-ménage symptomatique m’annonce l’arrivée des bourres.
Le commissaire principal Mathon ?
Deux cent trente livres de viande, douze mentons superposés ; l’œil de Jonas la baleine, des bretelles pervenche ; une cravate verte sur laquelle on a peint un clair de lune et une tête d’épagneul…
Avec ça, un nez patiné par le beaujolais…
Vous biglez ?.
Il s’annonce, flanqué d’un maigrichon austère comme un enterrement civil.
— Alors ? me demande-t-il, que se passe-t-il ?
— Des choses marrantes, je fais…
Je lui fais un récit succinct des événements en reprenant tout depuis le début.
Il m’écoute sans rien dire…
Ensuite, nous allons visiter les cadavres.
— M’est avis, conclut Mathon, que vous avez mis la main sur une gigantesque affaire ! Vous vous rendez compte ! Pour fabriquer des fafs sur beau papelard comme ça, faut qu’ils soient drôlement outillés, les mecs ! Ma parole, on jurerait des vrais ! Avec le contenu de cette valise, nous aurions de quoi tous prendre notre retraite, hein ? À nous la bicoque aux volets verts et la canne au lancer léger…
Il soupire, l’âme tenaillée par un obscur regret…
— Enfin, notre blaud, c’est pas de nous enrichir, conclut-il, mais d’emmerder ceux qui veulent le faire d’une façon illicite.
Il a prononcé cette longue phrase sans escale, aussi est-il obligé de s’éponger le front et de faire plusieurs mouvements respiratoires.
— Cette souris en bleu, reprend-il, vous avez une idée sur la façon de mettre la main dessus ?
— Non, avoué-je, pas la moindre… Son signalement va être diffusé, peut-être après tout que ça donnera des résultats… Il y a quelques flics moins cons que les autres dans ce pays, non ? Et puis, je reprends, sans me laisser impressionner par l’œil de baleine qui s’injecte de sang, nous avons un terrain d’exploration, n’est-ce pas, maintenant ?
— Compère ? demande-t-il…
— Vous ne croyez pas ?
— Si ! Je vais foutre mes zouaves là-dessus. On va dépoiler son passé, à ce zigoto, histoire d’avoir un aperçu sur ses relations et sur ses faits et gestes… Il faut absolument que nous dénichions l’imprimerie d’où sortent ces billets !
Je dis O.K. et je me trisse aux Beaux-Arts. De là, je téléphone au grand Patron, lequel doit se demander ce qui se passe, car je l’ai royalement moulé depuis un bout de temps.
Il est dans une forme écœurante, le boss.
— Ici, San-Antonio, dis-je, joyeusement.
— Je sais, répond-il, lugubre.
Je me racle le corgnolon, et j’y vais d’un second résumé. Moi qui n’ai, je l’avoue, pas le sens du digest, c’est mon cauchemar que d’avoir à présenter des rapports, même oraux.
— Bon, fait-il, vos vacances sont terminées depuis hier, je crois ?
— Jolies vacances, ronchonné-je.
Il n’est pas sensible à mes protestations.
— D’après les résultats de votre enquête, fait-il, nous avons affaire à des faux monnayeurs ; or ça n’est pas notre rayon. Remettez donc l’affaire à vos collègues de Lyon et rentrez !
— Quoi ?
Ça n’est pas très déférent, mais ça m’a échappé. Il débloque, le Vieux, ou quoi ? Vouloir que je rentre au moment où ça devient palpitant ! Non mais ! Et mes fesses ? Est-ce qu’on ôte la gamelle de soupe d’un chien affamé ? Est-ce qu’on arrache le bouquin policier d’un lecteur au moment où le détective va confondre le coupable !
Rentrer ! Et puis quoi encore…
— Vous m’avez entendu ? dit cette came… Je vous attends, j’ai une mission à vous confier à l’étranger…
Je sais qu’il a horreur des plaisanteries, et plus encore des objections ; quant aux protestations, il ne peut les supporter ; pourtant, je n’hésite pas à défendre mon os…
— Voyons, patron, je ne peux pas abandonner la partie en ce moment ! Vous devez bien comprendre que c’est devenu une affaire personnelle, non ?
— Je n’ai pas à m’occuper de vos affaires personnelles, pas plus que vous n’avez à vous occuper des miennes !
Ça, c’est du distillé.
— Très bien, je crache, quand dois-je être de retour ?
— Le plus tôt possible…
— Écoutez, j’ai emprunté une voiture que je dois rendre ; d’autre part, il faut que je récupère mes effets de voyage…
— Je vous attends demain soir, déclare le boss.
Il coupe la communication.
— Pourri ! je gueule dans l’appareil… Vendu ! Salope ! Juteux ! Peau de vache !
— Vous avez terminé ? demande d’une voix suave la standardiste…
— Non, je commence, fais-je…
Et puis brusquement je me souviens d’une chose que j’ai un peu trop tendance à oublier : à savoir que je suis au service de cette bonne vieille République Française et que je ne suis pas à mon compte. Mon temps, ma peau appartiennent à l’État… Les initiatives personnelles ne sont valables que dans le cadre des ordres reçus.
Je fais péter deux ou trois jurons. C’est la soupape de sûreté qui fonctionne…
Ensuite, je dégringole l’escadrin et je les mets en direction de la casa de Duboin.
— T’en fais une gueule !
C’est par ces mots que le géométrique Duboin m’accueille.
— Il y a de quoi ! je fais… Voilà que le patron me somme de rentrer ! Tu t’imagines ! C’est bien la première fois de ma gueuse de carrière que je décramponne avant d’être allé jusqu’au résultat final !
— C’est la vie, dit-il philosophiquement ; on trouve toujours des obstacles… Tiens, on va casser la croûte, ça te changera les idées…
On fait comme il dit. Le gueuleton, c’est comme qui dirait son sport favori, à Duboin. C’est sans doute pour ça qu’il a versé dans le casse-graine. Lui, il aime lire les menus, les écrire en belle ronde… Il aime fouinasser aux cuisines et regarder le chef préparer des sauces madère et des timbales de peau de zeb !
Il passe sa vie à saliver.
On s’explique avec une terrine de canard et un haricot de mouton.
On éteint un Aligoté et on va se pieuter.
Mon train est à dix heures du mat à Grenoble. Il faut partir d’ici à huit plombes.
À l’aube, je me réveille. J’ai la bouche amère et des frissons me vrillent la nuque, c’est un signe avant-coureur de maladie. Jusqu’ici je n’ai été malade que deux fois : ma rougeole à huit ans et une congestion pulmonaire l’année dernière, à la suite d’un bain forcé.
Je me prends le pouls et je m’aperçois que ça cogne à tout berzingue. Je me mets debout et un gyroscope se déclenche dans ma calcombe.
Sans charre, qu’est-ce qui m’arrive !
Le malaise s’accentue. Je dois me remettre au lit…
Et pourtant, vous savez qu’entre une femmelette et moi, il y a autant de différence qu’entre un bœuf et le grain de beauté situé sur la cuisse gauche de votre femme.
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