Moi, tu t'imagines peut-être que je vais lui bondir dessus, un micro à la main?
Que non pas.
Dédaigneux, l'Antoine. Je fais joujou avec les instruments de torture: la fraise du dentiste, la baignoire ne possédant qu'un robinet d'eau bouillante, les gros rats velus prisonniers d'une cage munie d'un trappon permettant de passer la tronche d'un homme à l'intérieur, l'armoire à pharmacie contenant une panoplie complète d'ampoules et de seringues pour de sinistres injections, les bons vieux brodequins d'autrefois…
— Je veux parler! Je veux parler! que hurle le défaillant.
La gonzesse a encore la force de le traiter de je ne sais quoi dans sa langue maternelle, mais ça ne doit pas être confortable à entendre. Seulement, le gusman (celui qui était resté à bord de l'auto) il a passé le seuil des susceptibilités, de l'honneur, du patriotisme et de tout ce que tu veux. D'autant que Paulus et son porte-lame, vaincus eux aussi, l'exhortent:
— Parle! Parle!
Ça pourrait presque être drôle!
— Le vieux doit être embarqué pour la Bulgarie ce matin! lâche le mec.
— De quelle façon?
— En avion particulier. Le départ aura lieu à l'aéroclub de Kuhfliege, dès le lever du soleil! Détachez-moi! Je vous en conjure! J'ai parlé, non?
Et ma pomme, imperturbable:
— Un avion d'aéro-club possède une autorisation de vol pour Sofia?
— C'est un Jet de vingt places qui appartient au corps diplomatique bulgare et qui jouit de…
Là, il s'évanouit.
Moi, tu me connais? Rude adversaire, mais pas mauvais bourrin. Le chevalier au grand cœur! Je redescends tout mon petit monde, mais sans toutefois ôter la boucle de leurs chevilles. Je les garde même avec une pattoune en l'air, tu piges? Ils reposent sur le dos, sans plus. Ainsi seront-ils neutralisés jusqu'à ce qu'on vienne les délivrer…
Malin, non? Tu ne trouves pas?
Moi, si!
* * *
Alors là…
Alors là, franchement, ça vaudrait le coup de s'acheter un polaroïd à trois schillings (et j'irais même jusqu'à cinq tant tellement ça mériterait d'être immortalisé).
Ce cortège, ma bonne dame!
D'abord la grosse Rolls Phantom noire de M ePaulus, agrémentée d'une flèche crème sur la carrosserie, ce qui lui fait perdre un pouce de sa dignité britannique [1] A propos de britannique, paraît que le duc d'Edimbourg neurasthéniquerait depuis qu'il a termine ses albums à colorier et arrêté sa collection de bagues de cigares. La couine se fait du mouron et penserait à lui acheter une pute.
. Sur son toit vénérable, on a placé — ô lèse-majesté! — un porte-skis avec plusieurs paires de planches. Ensuite, il y a M. Blanc, impressionnant dans une livrée de chauffeur de maître bleu marine. Pour suivre, il faut signaler Alexandre-Benoît, spacieux tout plein dans une tenue d'après-ski en daim beige, col de malheureux phoque que Bardot n'a pu sauver, bonnet d'également phoque, si c'est pas une pitié! Ces fringues sont celles de l'avocat et lui confèrent bonne allure. Quant à ma pomme, pressé, ainsi que la mère Heidi, nous arborisons (dirait Bérurier) également des tenues d'après-ski. Y a que Toinet à rester en civil car nous n'avons pas trouvé de fringues à sa petite taille. Le môme est tout joyce de rouler en Rolls. Il s'amuse à faire coulisser la vitre de séparation destinée à isoler les passagers du conducteur.
— Ça, c'est du carrosse! jubile-t-il. Je voudrais pas que tu me conduirais en classe avec, parce que les copains se ficheraient de ma gueule, mais franchement, on se croirait dans un salon.
C'est beau l'insouciance. Il vient de vivre des heures terribles, mais déjà elles se dissipent dans sa tronchette.
— A propos de salon, reprend-il, Jérémie a filé une troussée carabinée à cette souris, dans çui de chez elle. Y croyait que je donnais, mais les cris de la môme m'a réveillé. C'est marrant, quand elle se fait chopiner, cette fille, elle tient ses jambes toutes droites, dressées. Ça doit être fatigant, non?
Ces révélations du mouflet me font rigoler. Décidément, elle se sera respiré notre trio au complet, la belle Heidi! Tu parles d'une vorace au tempérament de braise!
Le jour est à peu près levé. Il va faire beau, on aperçoit du doré au faîte des toits, et le ciel se purge des derniers nuages noirs qui le souillaient.
L'aéro-club de Kuhfliege est situé au sud de la ville, dans une vaste plaine limitée par des forêts de sapins. En une demi-heure nous l'avons atteint. Quelques lumières brillent encore vers le hangar et dans le clubhouse. Par les grandes lourdes ouvertes, je distingue un Jessica 47 vert et bleu, aux couleurs de la Bulgarie.
Donc, le petit délicat ne nous a pas berlurés. Grâce à ma ruse de la Rolls et des skis, nous avons pu arriver sans encombre. Sinon on se faisait tartiner la gaufrette car les faubourgs de Vienne, ainsi que les routes qui en partent, sont hachés de barrages policiers. A deux reprises, des flics ont stoppé notre tire, mais, apercevant nos tenues et les skis sur le toit, ils nous ont fait signe de passer sans seulement nous réclamer nos fafs. J'ai idée que la Rolls de Karl Paulus, si repérable, doit être connue des autorités et bénéficier d'un traitement de faveur. Il doit pas se ruiner en contredanses, le maître.
Ainsi donc, nous nous rangeons sur un petit parking, non loin du clubhouse et nous attendons.
Le Gros ronfle à fond perdu. Jérémie a fait coulisser la vitre pour rester au contact. Toinet me demande, désignant Heidi:
— La gonzesse brune, Tonio, on l'emporte avec nous?
— Je pense, oui, elle s'est trop mouillée pour nos pommes, si nous la laissions, elle risquerait de mourir jeune.
— Tu crois qu'elle voudra bien me laisser toucher son petit gazon?
— Si tu le lui demandes poliment, Toinou, y a pas de raison qu'elle te refuse cette faveur; elle sait vivre.
— Ton môme a des instincts pervers, déclare M. Blanc qui a entendu.
— Moins que ceux qui jouent les bons apôtres et s'empressent de caramboler les petites Autrichiennes bien roulées sitôt qu'ils sont seuls avec elle, réponds-je.
Poum! Jérémie ferme le son.
Dans le hangar proche, deux hommes s'affairent autour du Jessica 47. Des types jeunes, bien balancés de leur personne.
— On donne l'assaut quand ton copain arrive?
— On attend d'abord qu'on l'ait fait grimper dans le zinc, pour éviter qu'il dérouille.
Du temps s'écoule. Je comprends pourquoi ils ne sortent pas le coucou du hangar. Ils veulent auparavant y installer le passager clandestin. Mais, clandestin, il ne devrait pas l'être tout à fait, Félix. Je suis convaincu que si on l'a embarqué hier soir, c'est pour lui établir de faux papiers.
— Mets la radio, fleur de goudron!
Il branche. De la musique. Et encore de la musique. Vienne chante et valse! Les infos, ce sera pour plus tard.
— Gaffe, Antoine, v'là du peuple! lance tout à coup le moujingue.
Effectivement, une Audi commerciale grise apparaît à l'orée du terrain. Elle passe près de nous et va se ranger devant le hangar. J'ai eu le temps de distinguer trois silhouettes à l'intérieur. D'un coup de coude, je réveille le Plantigrade.
— Il est l'heure, Gros.
Sa Majesté bondit.
— Paré!
— Tu vois ce qui se passe? demandé-je à M. Blanc.
— Deux types sont descendus. Ils aident un vieux bonhomme à en faire autant, commente le Léon Zitrone du Sénégal.
— Et ensuite, mon enfant?
— Ils le font monter.
— O.K., tu vas te tenir prêt à usiner, Blanche-Neige.
— Je t'en conjure, ne m'appelle plus Blanche-Neige, sinon je laisse tout tomber!
— Selon toute logique, continué-je, l'un des deux arrivants va repartir, car il lui faut bien reconduire l'Audi. Donc, ils ne seront plus que trois. Chacun le sien, mes gars! Toinet, tu te coucheras dans la voiture ainsi que Heidi!
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