— Laisse-le mijoter un peu, rigole l'Enflure, il est en train d'acquérer l'âge de raison. Et même, on va lui faire déguster le vide d'un peu plus!
Il pousse le corps ligoté dans le dévaloir, ne le retenant plus que par les jambes. Les cris du gars plairaient à l'ayatollah car ils se font persans.
— Bon, voyons où il en est! décidé-je.
Mais il se produit un incident imprévu (comme la plupart des incidents). Heidi vient de se remettre debout. D'un bond elle bouscule Bérurier afin de lui faire lâcher prise. Son intervention est si prompte, si efficace, que le Mammouth, effectivement, abandonne les quilles de Conrad. On entend sa descente interminable par le conduit qui vibre et résonne. Les hurlements décroissent dans les profondeurs du puits métallique. Immobiles, tendus, nous écoutons. C'est long, ça n'en finit pas. Si, pourtant! Un choc lointain et sourd. Plus de cris. Conrad est arrivé à destination.
— On est au combien t'est-ce d'étage, déjà? s'informe le Mastard.
Heidi éclate d'un grand rire et se met à danser une gigue de joie.
Elle a le deuil fantasque, la Veuvasse!
DESSINE-MOI UN TRAIT DE GÉNIE
Elles sont imprévisibles, les gonzesses.
N'établis jamais de projets à long terme avec l'une d'elles, tu risquerais d'être fait marron. Ainsi, la marchande de cartes postales… Tu la croyais maquée à outrance avec son méchant. Docile! A sa botte! Elle était sa gagneuse, sa chose, son instrument de travail. Et puis, tu vois? Au déboulé, elle a le geste libératoire. Aux ordures, le gros vilain! Bye-bye! Et là, la feinte est belle; car somme toute, c'est pas elle qui l'a balancé par le toboggan à saloperies. Il y était déjà engagé jusqu'aux cuisses. Une simple bousculade qu'elle peut prétendre faux mouvement, la garce! Et poum mister Conrad est allé becter du trognon de chou dans les profondeurs.
— On devrait aller voir où il en est, fais-je, peut-être que, sa chute étant freinée par l'étroitesse du conduit, il en aura réchappé.
Le Mastar enquille sa grosse tronche par l'orifice après m'avoir intimé de la boucler. Il sonde les échos caverneux, puis réapparaît, congestionné et hoche sa hure.
— S'il vivrait encore on entendrait ses geigneries, assure-t-il, car ça fait caisse de résonance.
— Il l'a tué! me déclare Heidi en souriant.
— Ça n'a pas l'air de trop te contrarier? noté-je.
— On ne pouvait pas me rendre un plus grand service: ce salaud me terrorisait depuis des années.
— Il fallait le quitter!
— Vous croyez que les sales types comme lui acceptent qu'on les bisse!
Elle se coule dans les bras du Gros. Lui roule une galoche farceuse, ce qui dénote une nature courageuse. Les amoureux doivent être seuls au monde. Je repasse au living. Jérémie, debout, mains aux poches, le blanc des yeux jaune, le reste féroce, déclare:
— Ça merde de plus en plus ton histoire, Sana. T'es chié quand tu t'y mets. Combien de cadavres jusqu'à présent?
— On fera le bilan en fin d'année, dis-je; j'ai pas pris ma machine à calculer.
Il est l'heure de rappeler le gymnase. D'un index déterminé, je recompose le numéro. Contre toute attente, comme on dit puis dans les ouvrages, personne ne répond.
Là, je l'ai saumâtre. Ça signifie quoi donc, selon toi, ce silence? Que les mecs de la Kärntnerstraße ont mis les voiles? Qu'ils renoncent à négocier avec ma pomme? Ou bien qu'ils sont à mes trousses?
Le tendre couple Heidi-Béru nous rejoint, enlacé. Faut-il qu'elle soit sensible à la membrane, la môme, pour chiquer les Juliette avec ce sac à merde de Roméo! Ça boxonne dur dans cet apparte, mon fils! Je suis certain qu'elle envisage maintenant de s'emplâtrer le gars Jérémie. Une black chopine compléterait bien son tableau de chasse, à Ninette. Elle porte juste la main droite de Bérurier en guise de slip. Une dextre à laquelle manque provisoirement le médius!
— Que vouliez-vous savoir de Conrad? elle me demande. Je pourrais peut-être vous renseigner?
Chère enfant! Délicieuse chérubine soucieuse de coopérer franchement. Elle a carrément changé de camp et entend payer son écot.
Je lui explique que j'eusse aimé savoir chez quel arnaqueur de première grandeur Conrad s'est rendu pour lui parler de moi. Et comment il s'est fait que le mystérieux personnage eût été si bien en cheville avec le trio d'espionnes bulgares (de Lyon).
Heidi me sourit.
— Il y a, à Vienne, un homme très protégé, qui peut à peu près tout. Il gravite dans les sphères politiques et journalistiques. Le Milieu est à sa dévotion. Les chefs d'entreprises lui versent des prébendes. Les artistes se pressent à sa table. C'est lui que Conrad a contacté après votre départ. Il lui a raconté ses mésaventures avec vous et le marché que vous aviez conclu tous les deux. L'homme dont je vous parle lui a demandé d'attendre ses instructions. Dans l'intervalle, Conrad m'a suggéré d'aller à votre hôtel pour vous séduire et essayer de vous prendre la seconde partie de la liasse.
— Mission dont vous vous êtes parfaitement acquittée, ma jolie.
Elle rougit et hausse les épaules.
— Donne-moi les coordonnées de ce potentat de la pègre, Heidi.
— Il se nomme Karl Paulus, il est avocat et habite Weihburggasse.
— Tu as son téléphone?
— Il est dans l'annuaire.
M. Blanc sort de sa semi-léthargie pour m'apostropher:
— Alors on joue la carte Paulus?
— Qu'en penses-tu?
— Nous sommes bien obligés de faire quelque chose; d'autant qu'avec le cadavre dans le vide-ordures, on ne peut pas s'éterniser chez cette pute… Oh! merde, t'es chié avec ta manie de débaucher les braves balayeurs noirs pour en faire des poulets! Si je ne t'avais pas rencontré, je serais en train de dormir au côté de ma chère Ramadé.
— Penses-tu, soupiré-je, vous ne pioncez jamais, ta tribu et toi, dans votre appartement-gourbi. A trois heures du matin, tes chiares se font cuire du mouton à même le sol de la cuisine!
Il a la nostalgie qui l'empare, M. Blanc. A fleur de cœur.
— C'est vrai, rêvasse-t-il, il y a les gosses, si joyeux qui grouillent autour de nous; que vont-ils devenir si je me fais abîmer dans ta saleté d'affaire?
— Des orphelins de père, réponds-je. C'en est plein, tu sais. Moi, je le suis bien…
Il ne répond pas et feuillette l'annuaire du bigophone qui se trouvait sur une tablette, près de l'appareil.
— Tiens, me fait-il, le numéro de votre ami Paulus. Son gros doigt café au lait souligne le nom de l'avocat.
— Tu t'imagines que je vais lui demander rendez-vous de but en blanc? objecté-je.
— Pas toi: la pétasse!
Voilà, ça se présente comme ça.
Deux poings, ouvrez les cuisses.
Une maison ancienne, peinte de couleur vert. Nu, avec l'entourage des portes et des fenêtres en blanc. Délicate demeure qui dénote, de son propriétaire, l'amour d'un certain art de vivre. Elle est coincée entre deux autres maisons moins belles, dont l'une est en réfection, si j'en crois les échafaudages qui la ceignent. Elle comporte un étage, plus un second mansardé dans le noble toit. Une plaque de cuivre gravée de caractères gothiques flanque le délicat perron d'une sizaine de marches. Une grosse lanterne de fer forgé pend à une potence ouvragée. On mate tout ce topo depuis la charrette d'Heidi, stationnée à quelques encablures.
Le rez-de-chaussée de la demeure est obscur, mais de la lumière brille à deux fenêtres du premier ainsi qu'à l'une du second étage.
D'après ce qu'en sait la môme Heidi, maître Karl Paulus vit avec sa femme, une matrone de deux cents kilos et sa maîtresse, une vamp platinée comme dans les films américains d'avant-guerre. En toutes circonstances, il présente cette dernière comme étant sa collaboratrice, bien qu'il fasse chambre commune avec elle. Sa bobonne, elle, roupille au rez-de-chaussée car elle est à demi impotente. Ils ont deux domestiques: un couple, pas de la première fraîcheur. La femme est cuisinière, l'homme valet-maître d'hôtel. De plus, un type qu'il déclare être son chauffeur (et qui l'est d'ailleurs) lui tient lieu de garde du corps. Cet individu dort également à la maison.
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