Mais, bon, Marika, elle grince encore dans mon souvenir. Pas à cause de nos parties de jambons. La chair, je te le dis fréquemment, c'est ce qui s'oublie le plus vite. On reste plus motivé par les «moments».
Des minutes rutilantes qui t'ont apporté un peu de chaleur et de lumière, un peu de musique… Des minutes au cours desquelles une main mystérieuse a écarté un peu le rideau noir, te permettant ainsi de mater dans le jardin des délices. Mais on se referme, y a qu'à attendre. Les larmes te mouillent d'abord les yeux, ensuite elles te les brûlent (quand elles sont séchées). Pleurer, c'est l'hygiène de l'œil. Le chagrin aboutit parfois chez les psychiatres, jamais chez les ophtalmos.
Il y a des pays dont les gens de culture restreinte mettent en doute l'existence. Ainsi de l'Autriche. Certaines personnes pensent qu'il s'agit d'une marque de lessive. Il en est tant! Ils croient qu'on va leur proposer de reprendre leur boite d'Ariel suractivé contre un paquet d'Autriche ammoniaquée double effet. Aux States surtout, le phénomène est courant. Faut dire que là-bas, l'inculture est une institution. Ils te font une vie avec deux cents mots et quelques paquets de pop-corn, vu qu'aux Zétats-Zunis t'as rien besoin de savoir: y a des appareils distributeurs qui pensent pour toi. Une poignée de nickels dans ta fouille et tu fais la route peinard.
Mais je m'écarte, une fois de mieux. Alors, fissa, je te reviens à l'Autriche, aux faubourgs de Vienne, la campagne immédiate assez pimpante, dois-je dire. Mais c'est vrai qu'à y regarder attentivement, tout cela existe plus ou moins. Moi, le calcul d'Adolphe, dans un sens, je le comprends. Il s'est dit qu'un pays qui sert à rien, tant qu'à faire, autant le rattacher à un autre pour en faire un plus grand. Qu'en outre c'était le sien; sentimentalement, ça joue. Qu'on le veuille ou pas, comme me disait Jean-Marie, l'autre jour, avec des larmes à l'œil «Y avait de l'artiste chez cet homme!
L'ambulance file en souplesse, drivée impeccablement. Je floche à quelques encablures. Nous y sommes bientôt en pleine cambrousse. Soudain un tracte débouche d'une voie transversale. Je fous un coup klaxon désespéré, non sans évoquer Les Choses de vie, quand Piccoli se fraise la gueule contre une bétaillère pilotée par le merveilleux Bobby Lapointe. Mon crochet nécessite le coup de volant du siècle. Je dis, l'espace d'une étincelle, que si une véhicule quelconque se pointe en sens contraire, va y avoir l'hamburger de connard en «action» à la bouche anthropophagique du coin. Mais mon ange gardien ne somnole pas, rien ne se présente en face de moi et passe. De justesse extrême, mais ça passe!
Un bruit de freins apocalyptique retentit. Mon rétif hâtivement consulté, me montre une Mercedes verte en train d'embugner l'arrière du tracteur. Le freinage n'a pas été suffisant pour éviter la collision; toutefois il limité les dégâts car, autant que j'en puisse juger de mon petit rectangle de glace, la Mercedes s'en tire avec une aile écrasée, et le tracteur avec une roue fanée. C'est alors que je constate un fait troublant. La voiture verte ne s'arrête pas pour souscrire aux formalités inhérentes à ce genre d'avatars. Après une rapide manœuvre, la voilà qui poursuit sa route, avec museau de guingois. Dès lors, l'Antonio bien-aimé dit «Oh! oh! bizarre, bizarre!» Rien de plus. Je livre sa pensée intégrale sans y changer un mot, simplement j'avais, par inadvertance, tapé un point virgule au lieu d'une virgule entre les deux bizarres, qui n'avait aucune raison d'être. Chicorner sa tire endommageant le véhicule adverse et tailler la route comme un malpropre, sans même remettre sa carte visite au télescopé, voilà qui ne se fait pas, même d'un pays à l'existence douteuse (le seul que les Russes n'aient pas gardé, je te prie de considérer. Après Yali ils ont dit «Non, non, l'Autriche, on n'en a rien à secouer, s'il vous reste une petite place dans le bloc occidental, mettez-l'y, cadeau!»). Alors, l'éminent Sana, il pige en grand que si cette voiture endommagée poursuit sa route au mépris des règles élémentaires de courtoisie, si elle chie aussi délibérément sur la pauvre compagnie d'assurances qui la couvre, c'est que ses passagers (ils sont deux) sont mobilisés par une action urgente. J'en conclus qu'ils me filochent. Je pige pas pourquoi, mais ça me paraît tellement évident qu'un gamin de quatre-vingt-quinze ans en licebroquerait dans ses pampers…
Alors je me trouve dans l'incommode situation qui est de suivre en étant suivi! Un cas, non? L'ambulance continue son tracé. Elle emprunte une route secondaire à une bifurcation et ralentit pour s'accommoder des ornières ravinant le chemin. C'est là que je risque d'être relouché par ses occupants. J'attends au carrefour qu'elle ait pris du champ dans la plaine jusqu'à disparaître derrière un vallonnement… A quelques centaines de mètres derrière moi, la Mercedes tuméfiée attend également… Là, je t'avoue que ça devient angoissant. Si j'écrivais de la musique de film, j'écrirais un truc drôlement suintant, espère! Ça donnerait de la contrebasse à cordes et du saxo. Des effets en chambre d'échos, en veux-tu, en voilà!
Je repars mollo. Le chemin un peu cahotant traverse une étendue champêtre. Une fois le mamelon franchi, j'aperçois un village au loin, avec son église à bulbe et des grosses maisons à colombages. L'ambulance s'y dirige, mais stoppe à un kilomètre environ de la localité. L'endroit compose une sorte de carrefour, créé par mon chemin et une autre route plus importante qui doit rejoindre la nationale que je viens de quitter. A l'intersection des deux voies il y a une construction caractéristique: deux pompes à essence, des tubes de pneus, un grand atelier éclairé par une verrière et, derrière, dans une espèce de vaste terrain vague, une accumulation de voitures d'occasion.
L'ambulance klaxonne. Quelqu'un, en combinaison kaki, fait coulisser la grande porte de fer qui ferme l'atelier et le blanc véhicule pénètre à l'intérieur. La porte est refermée. Une infinie tranquillité règne sur ce lieu. Jouxtant le garage, une maisonnette pimpante aux tuiles rouges. Devant la façade se trouve un ban de jardin peint en rouge bordeaux sur lequel est assise une jeune femme. Un landau de bébé est arrêté contre le banc. La femme berce l'occupant du landau en pesant régulièrement sur son bord. La jeune mère est en manteau, because la froidure. Elle écoute la musique diffusée par un transistor posé à son côté. Image sereine. J'enregistre tout cela tandis que je continue d'avancer au ralenti, me demandant ce qu'il convient de faire. Si je m'arrête, l'alerte sera donnée illico et ma feinte à Jules n'aura servi de rien. Alors?
Je passe devant le garage et emprunte la route de droite. J'avise, à quelques centaines de mètres, une espèce de bâtisse recouverte de tôle ondulée. Elle est ouverte sur tout un côté, découvrant un vaste local où sont entreposées des bottes de paille. Au culot, j'pénètre avec mon carrosse et remise celui-ci à côté d'un engin agricole pareil à un monstrueux insecte et qui devrait être une moissonneuse.
Au boulot, mon Tonio! Si tu veux en savoir plus sur les Autrichiens qui bougent, tu dois te remuer le prose!
Pour commencer, je cherche la Mercedes verte, mais elle a disparu. Peut-être ai-je niqué son conducteur en virant brusquement à droite et en planquant ma tirer Le champ qui s'étend devant le grand hangar succède l'espace où sont entreposées les guindes d'occase. Je me rends compte qu'il m'est aisé de gagner l'atelier du garage par-derrière, sans être vu, pour peu que je prenne quelques précautions. D'où je suis, je perçois les échos du transistor de la jeune mère. Il mouline de valses viennoises, comme de bien entendu. Ça parai suave et reposant, Strauss; mais ça peut vachement souligner la tension, dans certains cas. D'ailleurs, le réalisateur d' Odyssée 2001 ne s'y est pas trompé qui choisit Le Beau Danube Bleu pour accompagner son périple dans les galaxies. Ça fout le vertige, la zizique à trois temps! Le tourbillon, tu comprends? Grisant au début, il peut devenir fatal s'il perdure.
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