On déboule dans la place Ampère peine art. Le Mastar mâchouille des mélancolies. Comme je lui en fais la remarque, tout en cherchant le blase de notre donzelle sur les interphones groupés dans le couloir, Bébé-Lune soupire :
— C’est ce brave Mac qui me fait de la peine. Qu’il aye pu résister à la séance de t’t’à l’heure, ça me fait mal inaugurer de l’avenir. Il a le bâton de Zan complètement carbonisé, quoi ! Cézigue, tu peux lui confier la garde de ta petite sœur sans craindre que la môme paumera son fuselage. Enfin, y s’peut que je pusse quéque-chose pour lui.
— Quoi ? demandé-je en appuyant sur le bouton de Miss Maud (ce qui est façon de parler).
— What ? fait en écho Miss Dusvivandy.
Ce qui remet la réponse de Béru à une date aussi future qu’ultérieure.
— Ici des amis du général Mac Heuflask, annoncé-je. Nous souhaiterions vous parler.
La question de la locataire ne laisse pas que de m’impressionner.
— Quel âge avez-vous ? demande-t-elle d’un ton ennuyé.
— La fine fleur de l’âge, miss.
— Très bien, montez !
Drôle d’accueil, non ? Ça vous est déjà arrivé, à vous autres gougnafes, de devoir décliner votre carat avant d’être reçu chez quelqu’un ? Non, s’pas ? Il est vrai qu’il vous arrive si peu de trucs, mes bons termites. Une panne de bagnole ; la scarlatine du petit dernier, le décès à grand-papa ou bien, à la grosse, à l’immense rigueur, votre poste de téloche qui implose et vous crible de zestes de Zitrone. Pour vous, l’aventure est au coin de la ruche, quoi ! Elle est de nature organique ou familiale, fiscale à la rigueur. Votre épopée éventuelle ? La guerre ! Pour vos pommes, les cloches de l’armistice sonnent le glas de la grandeur. Bientôt trente piges qu’elle est finie la dernière, et on se fatigue pas de l’évoquer : les films, les bouquins. La vie du général Glandoche ! Les mémoires du nazi Shmuggle ! La bataille d’El Parankouilh ! Les parachutistes sur la jungle des îles de l’Intromission ! Les super-ultimes révélations de l’espion Bengali ! L’agonie du cuirassé Koulapic ! Sans rancune, notez ! C’est pas le bureau d’embauche, oh non ! D’ailleurs tu montes ça en coproducs avec les Frisés et la grande première mondiale a lieu à Berline sous l’haut patronnage du chancelier Wouihisbranl. On goupille ces machins uniquement pour certifier au populo qu’il est graine d’héros. Que s’il s’emmerde trop entre son frigo et ses studios en Espagne, on pourra lui en organiser une autre, tout aussi juteuse, mais plus adaptée aux nécessités de l’époque, une qui n’fasse plus image d’Épinal, qui se rapproche davantage de L’Odyssée 2001 . On attend encore un brin pour mieux profiter des dernières techniques. S’assurer des alliances formides. Y aura les ricains, les popofs, les chintoques, les rosbifs unis contre une tripotée d’affreux minables qu’on ira secourir, nous autre franglais, histoire de pas laisser perdre l’occasion d’une rouste mémorable. Ça sera la nouvelle formule : la coalisation de tous les grands Grands contre les petits Petits cons. Y z’en déblaieront enfin la planète, de ces résidus. On liquidera les bougnes, les arbis, les Haïtiens, les Saoudiens, les Auvergnats. Une bonne fois pour toutes ! De même que les grands trustes balaient le petit commerce et bousillent l’artisanat, systématiquement. L’ennemi, ce sera le minable, officiellement. On aura enfin le courage de le clamer. De le proscrire. De l’anéantir. Qu’à force de racler son pus devant le monde et de mendigoter de la matière première à transformer en matière fécale il leur fait chier la bite aux tout bien grands. Qu’y a plus moyen d’être grand tranquille, à la fin, nom d’dieu !
L’avantage d’habiter un rez-de-chaussée, c’est qu’on évite à ses visiteurs de se respirer six étages d’escadrins plus ou moins hardus, roides et branlants.
Miss Maud Dusvivandy demeure au fond du couloir. Sa porte laquée en rouge quasiment noir ressemble à la porte d’un claque où j’ai beaucoup fréquenté dans mes adolescences. Chez Antinéa , ça se nommait. La taulière était une grosse en blouse blanche qui ressemblait à une charcutière distinguée. Elle possédait un petit cheptel de qualité. Pas le genre rural expatrié, non : de la pensionnaire de classe, le côté ancien-mannequin ou secrétaire-lassée-des-goujateries-de-son patron-et-qui-s’est-dit-un-jour : tant qu’à faire…
On s’y fourvoyait avec mon pote Branchat, certains crépuscules. Les fins de journées hivernales sont propices à ce genre d’exploits. De jour, les parquois du voisinage vous guignent depuis le pas de leur lourde et ça vous flanque la chiasse, la vraie. Avec nos cartables sous le bras on avait l’air de deux clercs de notaire s’annonçant pour l’inventaire du mobilier. Surtout Branchat. Pour se vieillir il s’affublait d’un bitos à bord roulé qui le rendait chpountz à plus en pouvoir. On y prenait nos habitudes, Chez Antinéa , comme n’importe quel ancien combattant. On nous y appliquait agréablement le tarif puceau. On s’y votait toujours les mêmes nanas. Branchat se faisait Gertrude, une blonde Alsacienne, pâle et d’aspect poitrinaire qui se foutait trop de bleu aux yeux. Moi, c’était Geneviève, une petite basanée dont le regard anxieux m’émouvait. Et puis un jour, mon pote se pointe au lycée avec une bouille pareille à une photographie aérienne de la guerre au Vietnam. « Tu sais ce qui m’arrive ? il m’abrupte dans la foulée : la chtouille ! Tu verrais mon cierge, cette première communion ! Qu’est-ce qu’on peut faire ? »
— Faut consulter un toubib, dis-je, pratique et d’autant plus maître de la situation que je n’étais pas concerné.
Le v’là qui rembrunit comme sur un Vlaminck.
— T’es dingue. J’peux pas aller trouver notre médecin de famille… Et puis même un autre, j’ai la trouille qu’il alerte aussi mes parents. Si jamais mon vieux apprend une chose pareille…
Pour lors, il me vient une idée des plus brillantes.
— On va aller exposer ton cas à la patronne d’ Antinéa . Ils ont des docteurs attitrés dans les boxifs. Puisque c’est là qu’on t’a plombé, il est normal que ce soit là qu’on te soigne.
Du coup ça lui embellit le moral et, dès la fin du cours, nous voilà partis. Il faisait grand soleil, mais on s’en tamponnait d’être vus. On avait notre conscience pour soi dès lors que nous ne nous y rendions pas en clients.
La taulière nous accueille avec un bath sourire commercial par-dessus ses trois mentons.
— Tiens, la jeune France est en avance ! elle gazouille.
Je me racle la gargante et, pas trop faraud, je lui fais part des avatars de mon camarade. Je lui explique ses ennuis de santé. Elle écoute. Enhardi, Branchat ose son couplet complémentaire. Il précise ses épanchements. Il dévoile les inconvénients, esquisse des perspectives… À mesure qu’il bonnit, la Grosse cesse de sourire. Sa bouille se crispe. Ses bouffissures deviennent hostiles ; son regard charognard. À la fin, elle interrompt les déclamations pathétiques de mon pote.
— Bon, t’as une chaude-lance, mon gars, diagnostique-t-elle sèchement, et après, que veux-tu que j’y fasse ?
Effaré, Branchat reste le bec ouvert. Il se tourne vers moi. Je cramponne mon courage à deux ou trois mains :
— Il a chopé ça avec Gertrude, madame. Vous êtes donc civilement responsable (j’avais entendu cette expression quelque part et il me semblait qu’elle sonnait juste) et vous devez le faire soigner !
Ce cri qu’elle a poussé, la grosse vache !
D’abord c’était pas exactement un cri. L’exclamation « hein ! » n’est pas à proprement parler un cri. La v’là qui se soutient les loloches, comme si estimant sa colère inenrayable, elle redoutait que ses bretelles à gras-double ne lâchassent.
Читать дальше