Robert Mac Heuflask tapote cette épave et, s’adressant à elle, lui jette une pathétique exhortation.
— N’oublie pas que tu appartiens à un Mac Heuflask, lui lance-t-il d’un ton vibrant, c’est-à-dire à une lignée d’hommes réputés pour leur virilité et leur paillardise. Avant moi, les Mac Heuflask ont engendré des troupeaux d’enfants et engrossé des cohortes de filles. Ils ont violé ! Ils ont frappé aux portes les plus redoutables avec cet épieu magnifique dont le seigneur les avait dotés. Sois dans la tradition de cette grande famille, pure gloire de l’Écosse, ô mon sexe bien aimé ! Et tel Lazare à l’appel du Seigneur, lève-toi et marche !
Là-dessus (si je suis m’exprimer ainsi) il s’étend sur son plumard, les bras le long du corps, pareil à un gisant de Westminster Abbaye.
— Cher Robert, déclare la marquise de la Lune, ne vous contractez point et chassez toute appréhension de votre cœur. Laissez-moi, pour un temps, assumer vos tourments. Nous allons nous adresser à votre sensoriel et lui arracher ses impulsions les plus secrètes. Portez-vous un dentier ?
— Partiel, avoue le général.
— Retirez-le.
Sans chercher à comprendre, Mac Heuflask arrache de son clapoir une denture ébréchée et jaunasse qu’il dépose sur la descente de lit. Avec ce qui lui reste, il peut tout juste sucer des pastilles de menthe ou bouffer des yaourts. Quelques chicots incertains parsèment ses gencives de vieux bébé. Mme de la Lune regarde ces reliques et hoche la tête.
— L’une de vos dents vous fait-elle mal ?
— Toutes, répond l’officier.
— Voilà qui m’arrange, affirme la singulière infirmière.
— J’ai de l’arthrite dentaire, révèle Mac Heuflask.
— Dieu soit loué ! Très bien, tout le monde est paré ?
Le général se signe.
— Paré !
Lors, Adeline se met à envelopper le membre du vieil homme dans de la peau de chamois. Elle le saucissonne à l’aide d’une cordelette très fine.
— Que faites-vous ? murmure l’Écossais.
— Chut ! intime la prêtresse, pas de questions ! La curiosité est une perte d’énergie, Robert. Je vous ai ordonné l’abandon. Vu ?
— Excusez-moi.
— Vous allez souffrir. Supportez ! Allez aux limites du tolérable, c’est indispensable !
Elle décroche un petit bras mobile fixé à son bloc électrique. Cela ressemble beaucoup à la transmission d’une fraise de dentiste. En y regardant de plus près, je découvre que c’en est ma foi une. Une sorte de fraise portable, si vous voulez. Mme de la Lune actionne une pédale. Un zonzonnement irritant retentit.
— Ouvrez la bouche, Robert ! Vous y êtes Adeline ?
Cette dernière achève d’assurer autour de sa main la sangle d’un vibromasseur multi-têtes.
– À votre disposition, madame !
– Électrophone !
Béru tourne le bouton qu’on lui a signalé. Une cacophonie suraiguë éclate, plus acide qu’un citron vert. Elle nous arrache le tympan.
— C’est pas sur la bonne longueur ! fait-il.
— Silence, ne vous occupez pas de cela. Bouchez-vous les oreilles ! lui jette durement la marquise.
Elle engage sa fraise dans la gueule ouverte du patient. Le général tressaille. La petite tête d’acier se met à forer un chicot du bon-homme avec un bruit déchirant. Parallèlement, Adeline promène son vibromasseur sur toute la surface de la peau de chamois, en opérant une savante rotation.
— Projection, please !
Je presse le taquet du contacteur. Une photographie en couleur, de deux mètres sur deux, égaie le plafond. Ce qu’elle représente ? Ne comptez pas sur moi pour vous le dire. Des clichés pornos, j’en ai visionné des paquets au cours de ma carrière. Des en noir, des en machinchrom, des artistiques, des lamentables ; des vachement suggestifs, des un peu romantiques. Des où qu’il y avait des dames et des messieurs. Des où qu’il n’y avait que des dames ! Des où qu’on n’apercevait que des messieurs ! Des où que le partenaire n’était même pas venu ! Des où que ça jouait avec un bilboquet ! Des que la Société protectrice des animaux n’aurait pas accordé l’imprimatur ! Des très terribles qui vous faisaient bouillir le raisin ! Des qui mettaient notre Sainte Mère l’Église en cause ! Des où ça représentait des supplices chinois ! Des qui sanguinolaient ! Des qui faisaient marrer ! Des anciennes ; des nouvelles, des futuristes ! Des que si c’était votre petit garçon qu’aurait pris la pose, vous lui diriez désormais de pas faire tant d’histoires lorsque le docteur lui regarde la gorge avec un abaisse-langue. Des très cliniques ! Des macabres ! Des ma cabre ! Des révoltantes ! Des qui vous donnaient envie de vous la couper et de vous consacrer uniquement à l’apiculture (y a davantage de dards mais ils sont moins dangereux). Des suaves ! Des avec zouaves ! Des où que l’intéressée capturait une bouteille de Perrier en s’asseyant dessus ! Et puis d’autres aussi. Bien d’autres, plus polissonnes que les celles dont je viens d’évoquer. Mais alors, une photo comme celle du plaftard, non, jamais encore. Je m’en doutais seulement pas. Je l’avais pas imaginée, au plus fort de mes lubricités ; dans la tempête de mes délires ; sur la crête de mes érotismes. C’est pour moi une trouvaille. Une révolution ! Une révélation ! Je franchis des limites. Je pénètre dans une marge ! J’accède. Je débusque ! Ça me brûle la rétine.
J’en oublie de compter les secondes.
— Suivante ! demande calmement Mme de la Lune.
Ah oui, c’est vrai…
J’appuie !
Une nouvelle image succède à la première.
Pire ! Celle-là représente… Merde, j’allais casser le morcif ! Exposer la vérité ! M’offrir aux brimades, aux censures ! Malheureux que j’ai failli être ! Mis à l’index, le San-A., vous voyez ça d’ici ? Puni cruellement ! Séparé de ses lecteurs pour tout jamais ! Banni ! Obligé de se vendre en catiminette en douze millions de francs lourds l’exemplaire pour pouvoir subsister ! Que non ! Pas question ! N’insistez pas, je garde le silence.
Il est à moi. C’est MON silence. Je le paie cher : le prix de votre déception ; vous dire !
Moi qui déchois peut-être, et jamais ne déçois !
Allons, bon : un alexandrin !
Faut que je me surveille. Y a un côté Hugolâtre chez le bonhomme. Tiens, un jour, je vous en pondrai un en vers ; pour voir. On le lira aux jeudis de la Comédie-Française !
J’appuie encore après avoir compté jusqu’à 15. La musique continue à nous scier le cerveau. Le général soubresaute. La fraise fraise ! Le vibromasseur vibre et masse ! Béru halète comme trente-six nourrices et deux locomotives. Clic-clac ! Quatrième photo ! Oh, mon Dieu ! Dites, ça se pouvait donc ! Clic-clac ! V’là la cinquième. Ah, que c’est beau, la nature !
Malgré le bruit des instruments et la stridence du disque, il y a comme du silence dans nos âmes. Nous avons le sentiment d’assister à une grande première mondiale. N’en est-ce point une ?
On essaie de ranimer la virilité trépassée de la première victime. Les cinquante années d’expérience amoureuse de la marquise sont à pied d’œuvre. Elle jette sa profonde connaissance du sexe masculin dans la bataille, Mme de la Lune ! Son honneur est en jeu ! Elle fait donner les gros moyens. Tout son bastringue pour godeurs d’exception. Son Cap Kennedy de la tricotanche. Elle a rassemblé ses secrets de sorcière du kangourou. Elle qui constitue la providence des embourbés de la zézette, des parcimonieux de la braguette, des épuisés du radada ; elle qui redonne de la confiance aux désespérés et du volume à ceux qui pendent, la voici dans ses nobles z’œuvres. Chère femme ! Ô grandeur de la générosité humaine ! Ô noblesse de la main tendue vers les misérables flétrissures ! Regardez-la agir et admirez ! Saluez de la pointe du cœur sa sollicitude. Voyez comme elle est belle, et hardie, et confiante. Majuscule dame ! Merci d’exister ! Bravo ! Continuez ! Vous avez ramené votre fraise de si loin. Pourquoi une fraise, au fait ? C’est votre secret ? Soit ! Vous savez mieux que nous, pauvres jouisseurs. Vous jouez de nos nerfs et de nos muscles comme certains virtuoses jouent de l’orgue. L’homme pour vous est un clavier dont chaque touche vous est familière. Allez, Madame ! Agissez ! Nos vœux vous escortent.
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