Elle jette de fréquents regards interrogateurs à Adeline. Mais Adeline reste imperturbable. Non, RIEN NE SE PRODUIT. L’appendice du général est sans réaction.
Clic-clac ! Sept, huit, neuf photos !
Un tourbillon ! L’escalade dans la folie érotique. Quel esprit a conçu de telles images ? Quels apôtres se sont soumis à sa volonté pour qu’on pût les réaliser ? Le monde est plein de combattants secrets qui agissent dans l’ombre anonyme.
Le don de soi est chose courante. Mais cela va plus loin que le don de soi. Cela implique partiellement le don (l’abandon, plutôt) de l’espèce. Il y a dans ces photos dont la lubricité touche au démantèlement mental une offrande de la collectivité. Une compromission pathétique du genre humain.
Cela dure, dure…
C’est insoutenable.
Le tzzziu tzzzzziu de la fraise… Le bjjjjjjj du vibromasseur… Les sons râpeux de l’électrophone… Et puis ces clic-clac… Et nos respirations oppressées… Le bon Mac Heuflask geint et regimbe. Il a mal. Il proteste du nez et du dos en soubresautant.
— Coupez ! clame soudain la marquise.
Tout ce qui était électrique se tait.
Un silence de catastrophe succède.
On n’ose se parler, voire se dévisager. Une calamité immobile règne dans la pièce, l’emplit, la déborde. Après un séisme, lorsque la terre bouleversée est devenue nuage, il doit pareillement flotter sur le paysage éventré cette torpeur indicible, ce louche abandon de la nature, ce mutisme abominable du ravage. La vie se tait, comme effrayée de ses turpitudes.
Eh bien là, nous éprouvons le même désemparement provoqué par le sombre bilan de l’expérience.
Chose étrange, c’est le patient qui réagit le premier. Il se lève, désemmaillote soi-même son pénis peau-de-chamoisé, passe sa culotte, ajuste son kilt. Sublime dignité d’un militaire de Sa Majesté.
— Well, well, well, well ! dit-il par quatre fois.
Après quoi il crache rouge dans son mouchoir et annonce :
— Je vais aller me rincer la bouche !
Mac Heuflask exit .
Dès lors, nous nous tournons vers la marquise.
Qu’espérons-nous d’elle ?
L’expression de sa déception ? Des explications ? Mais un échec ne s’explique pas. Il se constate seulement. On l’avoue, un point c’est tout.
Consciente de cette féroce attente qui nous mine, l’aimable femme se met à parler.
Les stances de la marquise [13] Nota : la lecture de ce passage est facultative. On peut la sauter à pieds joints, sans pour autant perdre le fil de l’histoire.
Ô rage, débute-t-elle.
Ô désespoir !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette déception ?
Messieurs, je me sens déshonorée.
Mon premier échec !
Et comme il est total !
Car le membre du général n’a pas bronché, n’est-ce pas, Adeline ? Pas un tressaillement, pas un frémissement, rien ! L’inertie minérale ! Toutes mes théories gisent à mes pieds comme une jupe dégrafée. Me voici battue en brèche ! Désemparée.
Le doute est en moi. Cruel ! J’ai pour auréole la honte ! Pourtant j’étais si certaine de réussir. Personne n’avait jusqu’alors résisté à la roulette. L’on a appelé cela, la « douleur exquise », le saviez-vous ?
Rien de plus intense ! De plus total ! De plus insoutenable ! Douleur exquise, mes fesses, messieurs ! La preuve est faite qu’elle a ses réfractaires, ses récalcitrants !
Et le vibromasseur sur peau de chamois ? Impossible d’y résister croyais-je. J’ai tenté l’expérience sur un bougre après qu’il eut sacrifié huit fois de suite à Vénus, comme l’on dit dans les livres. L’homme était pratiquement mort, messieurs. Hors jeu ! Eh bien, grâce au vibromasseur sur peau de chamois, il a pu participer une neuvième fois !
Je ne parle pas des diapositives. Vous les avez visionnées et un regard discret m’a suffi pour me prouver qu’elles vous avaient émus ! Ce sont de belles et rudes images qui malmènent l’esprit en commotionnant le corps.
J’ai également obtenu des résultats tangibles — ô combien ! — avec le concerto pour violon de Brahms interprété par Yehudi Menuhin et la Philharmonique de Berlin sous la direction de Rudolf Kemp. Il est enregistré en 33 tours et quand je le passe à la vitesse du 78, c’est magique !
Alors, messieurs, je me disais que ces quatre atouts joués en même temps devaient FATALEMENT nous assurer la victoire. Des tests très poussés m’ont prouvé qu’ils parvenaient à mettre un eunuque en état d’érection ! Vous m’avez entendue ? Je répète : un eunuque !
Pour moi, scientifique de la chose, j’étais certaine du résultat. Car mes références sont là, bien acquises !
On me connaît sur la place de Paris.
On n’ignore pas que chez moi, et chez moi seule, un ancien président du conseil, deux ministres, un banquier illustre, un monstre sacré du théâtre et un romancier de grand renom parviennent à jouir, messieurs.
Et cependant ces gens ont des moyens, de l’expérience, des relations !
L’univers était à leurs pieds. Ils avaient traîné leurs impuissances aux quatre coins du monde.
Eh bien non : crotte à l’Asie ! Flûte à l’Afrique ! Merde à l’Amérique ! Tiens, fume ! pour l’Océanie, mon appartement est l’unique point géographique où ils arrivent à s’assouvir.
Chez moi, rien que chez moi !
Grâce à mes méthodes ! À mes initiatives audacieuses ! C’est que je vis avec mon temps, moi, messieurs. Je ne crache pas sur le progrès ! Je fais appel aux découvertes les plus récentes ! Je tiens compte des nouvelles techniques ! Déjà j’use de la cybernétique, du D-tubocurarine à azote quaternaire, du condenseur optique, de la chambre de Wilson, laquelle je vous le rappelle concerne les particules ionisantes rapides. Je me suis engloutie dans la science pour mieux approcher l’homme ; ne plus rien ignorer de lui.
J’ai appris tant et tant de choses que je m’étonne de la prodigieuse capacité d’un cerveau moyen. Le contingent floculo-nodulaire est effarant, messieurs ! Je sais ce qu’est le dorsal de Flechsif, le ventral de Gowers, la colonne de Clark et le noyau de Bechterew, et je n’ignore pas que l’énucléation sus-pubienne extravésicule s’applique à la prostate.
Pour vous dire…
Vous faire comprendre ma passion.
Vous permettre de mesurer le désespoir dans lequel me plonge ce bilan négatif.
Ma carrière immaculée va donc être souillée par cette éclaboussure ? Ah, messieurs, je me meurs à cette pensée. J’en ai l’âme endolorie. Combien dure est la chute ! C’est triste comme la mort de Magellan, sottement massacré par des sauvages qui ne lui demandaient rien avant d’avoir bouclé le premier tour du monde de l’histoire humaine ! Se résigner ? Impossible ! Le goût de la perfection me hante trop fortement. L’optimisme est en moi : je suis de ceux qui croient secrètement qu’en réalité Charles VII a épousé Jehanne d’Arc.
Ma force, voyez-vous c’est que, d’instinct, je repousse la notion de fatalité. Je pense qu’une femme frigide c’est seulement une femme qui n’a pas encore rencontré l’homme susceptible de la faire vibrer.
J’ai fréquenté trop de messieurs qui n’avaient pas l’élocution sexuelle très simple pour renoncer.
Il y a dans chaque cas d’impuissance une cause profonde, messieurs. Psychique ! Je le dis ! Je le jure ! Psychique. Aucun homme, sauf ablation de ses précieux organes, n’est RÉELLEMENT impuissant. L’impuissance ce n’est que l’idée qu’on s’en fait ! Il faut trouver la faille. La fêlure ! La sale écharde porteuse du germe funeste et l’arracher. J’en ai vu… J’en ai connu… Ah, messieurs, messieurs mes amis, si vous saviez… Des hommes comme vous et moi, drus d’aspect, posés, intelligents… Trop ! Mauvais, l’intelligence. Contrairement au crétin pour qui l’érection ne présente aucun problème, l’homme intelligent — si vous voulez me passer la crudité des termes — baise bien, mais bande mal. Ces gens dont je vous parle étaient paralysés par leur problème secret. Je me suis consacrée à de très extraordinaires enquêtes. Difficile de trouver la paille dans la meule d’un cerveau. D’autant que l’intéressé n’est pas conscient de sa vérité la plupart du temps.
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