Il faut absolument décharger l’État de ce qu’il ne sait pas faire, et de ce qu’il fait mal. Parce que ça fera moins de choses à lui reprocher dans l’avenir, et donc ça peut amener un discours un peu plus sympathique vis-à-vis d’eux d’une part, et d’autre part, quand on apprend dans la presse par exemple qu’un type a cambriolé une épicerie pour la caisse, et qu’en même temps il a emmené un jambon, moi, je me dis, sans vouloir faire de misérabilisme, que c’est quand même la base de la sécurité dans un pays que tout le monde ait à bouffer. C’est la base. Parce que quelqu’un qui a pas à manger un jour sur deux, il a mal à l’estomac, il aime pas la société, et on peut pas lui en vouloir. Physiquement, il ressent quelque chose. C’est particulier, quoi. Quand on est jeune, et que c’est une situation qu’on sait qu’elle est de passage, bon… pffftt… On s’en fout, on est jeune, on réagit bien, on est prêt à tout, on est prêt à supporter toutes les douleurs physiques.
Mais quand on a déjà travaillé une partie de sa vie, qu’on a des gosses, et qu’on peut plus les nourrir, et qu’on se sent l’estomac là… merde… ça doit être terrible. En tout cas, moi, je souhaite ça à personne…
QUESTION : Si j’ai bien compris votre propos, dans le Restaurant du Cœur, il y avait deux objectifs. Le premier, il a été pleinement atteint, c’était de nourrir les gens qui n’avaient pas à manger. Le second, j’ai envie d’employer le mot parce que j’ai pas peur du mot, encore moins de la chose, il était un petit peu anarchiste. Vous avez dit décharger l’État de ce qu’il ne sait pas faire, et peut-être à plus long terme faire prendre conscience aux gens que l’État remplit mal, ou même parfois pas du tout, son rôle. Est-ce que vous pensez que ce deuxième objectif sera aussi facilement atteint, est-ce que vous ne pensez pas que finalement on aime toujours bien égratigner l’autorité, mais quand il s’agit de la faire vaciller, c’est plus difficile ? Je sais que vous avez eu 16 % d’intentions de vote, mais là encore il ne s’agissait que d’intentions…
COLUCHE :Absolument. C’est pour ça que je vous dis que c’est pas un truc qu’on peut faire tout seul. C’est certain que si tout le reste de la société, en dehors de cette masse que représente le grand public, et qui serait donc le pied de la pyramide sociale, après ça, plus on monte, moins y a de monde, il est bien évident que si toute cette couche qu’il y a au-dessus veut pas que ça se fasse, ça se fait pas. Ça, c’est clair.
Mais encore une fois, on est dans une société qui n’est faite que de groupuscules, de minorités, qui s’entre-dévorent quand elles sont de la même origine, ou quand elles ont la même intention, et qui s’ignorent quand elles n’ont pas le même but ou la même intention.
Si vous voulez, dans cette situation ridicule politiquement en France aujourd’hui, le grand public a compris depuis bien longtemps que les accords qu’on peut prendre à droite sont faux, et que le désaccord apparent qu’il y a à gauche est faux aussi. C’est-à-dire que tout le monde va aux élections individuellement, la gauche en disant qu’elle est désunie, et la droite en disant qu’elle est unie, et c’est faux des deux côtés. Alors c’est quand même assez joli, comme résultat !
Il faut pas oublier non plus, dans la vie que nous vivons, que pour moi… je dis ça, c’est un peu sentencieux, mais quand même… la guerre dans le monde, la misère du monde, les résultats de tout ça, la sécheresse qu’a traversée l’Afrique (elle venait d’Amérique du Sud, on le savait, on connaissait cette sécheresse qui se déplaçait le long de l’Équateur, on avait prévu exactement à quelle date elle allait arriver, et on l’a laissée faire), les huit guerres… les huit conflits qu’il y a encore aujourd’hui dans le monde, malgré qu’on vient d’en arrêter cinq (donc une volonté qui a marqué que quand ils voulaient, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient), tout ça n’est pas le résultat de la connerie des gens qui nous dirigent, mais de leur intelligence.
C’est bien à force de raisonnements intelligents qu’ils ont décidé qu’il était préférable de faire une guerre ou de laisser mourir des gens. Alors, effectivement, si vous voulez parler d’anarchie et de contre-pouvoir, il y a plus à faire qu’à se regarder en face et à se poser des questions. C’est sûr. Moi, je vous dis, je ferai une demande pour rentrer dans votre mouvement quand votre mouvement voudra sortir de l’anonymat, parce que si vous voulez aller aux élections, moi, je veux bien être franc-maçon. Mais dans tous les autres cas… oui, pour parler avec des gens, remarque… c’est sympa.
Conclusion d’Henri Avrange, membre et représentant du Grand Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France.
HENRI AVRANGE : Nous avons été heureux de vous recevoir en notre hôtel du Grand Orient de France, et nous prenons note de ce que vous venez de dire. Peut-être aurons-nous un rendez-vous, un de ces jours.
Voyez-vous, un des rares privilèges d’un conseiller de l’Ordre est de prendre la parole en dernier, et en face d’un humoriste de votre qualité, je suis très heureux de l’avoir fait, car ainsi j’ai pu avoir le dernier mot !
Pour un homme de spectacle, Coluche, ce soir bien entendu, ainsi que le disait précédemment notre président, vous avez dû être un peu frustré, car chez nous, on n’applaudit pas, mais on ne siffle pas non plus, et chacun peut s’exprimer en toute sérénité. Pourtant, voyez-vous, j’ai été un peu déçu de votre prestation de ce soir, un peu déçu, mais ravi, car autour de vous flotte un certain parfum de soufre… J’attendais un homme provocateur, trivial parfois, et nous avons reçu un homme courtois, plein de bon sens, plein d’esprit.
Votre venue chez nous est un événement, Coluche. Nous avons reçu, en cette période… avant cette période électorale, bien des hommes politiques, des chercheurs, des journalistes, mais vous, ce soir, vous avez fait un tabac. Et je vous en sais gré.
Votre venue ce soir parmi nous témoigne de votre esprit de liberté, car il y a un fait, que vous êtes devenu, à vous tout seul, un contre-pouvoir, qui montre bien l’importance des artistes, pour reprendre le thème de votre conférence ce soir, thème que vous avez évoqué légèrement, mais vous l’avez évoqué tout de même… qui montre bien l’importance des artistes dans notre société actuelle.
Pourtant, votre présence ce soir, Coluche, peut sembler insolite, et cependant nous savons que vous êtes proche de nous, et votre combat pour les Restaurants du Cœur témoigne de votre esprit de solidarité. Quand on parle solidarité, ainsi que vous le disiez très justement, il ne faut pas confondre avec la charité. Les conservateurs emploient, c’est vrai, le terme de charité. Nous, ici, au Grand Orient, nous parlons de solidarité. Ceci témoigne de notre éthique humaniste.
La solidarité pour nous, c’est avant tout le dialogue. C’est aller l’un vers l’autre. C’est comprendre l’autre. Et c’est infiniment maçonnique. Le langage du cœur n’est pas obligatoirement académique, et vous, Coluche, avec assez de bonheur, vous usez d’une dialectique qui vous est bien personnelle. Mais, ce soir, nous avons coexisté, vous et nous, avec plaisir.
Le sujet de votre conférence est symptomatique de notre époque. Il est remarquable de noter que les grandes manifestations, en France et dans le monde, contre la faim, contre l’apartheid, contre le danger nucléaire, pour le tiers-monde, sont organisées par des artistes du show-business, organisées et remarquablement réussies. Peut-être sont-ils plus crédibles que les professionnels de la charité, ou sont-ils plus crédibles que les hommes politiques.
Читать дальше