SUSANNE, avec humeur
C'est beau! et Madame sort sans livrée! nous avons l'air de tout le monde!
FIGARO
Depuis, dis-je, qu'il a perdu, par une querelle du jeu, son libertin de fils aîné, tu sais comment tout a changé pour nous! comme l'humeur du Comte est devenue sombre et terrible!
SUSANNE
Tu n'es pas mal bourru non plus!
FIGARO
Comme son autre fils paraît lui devenir odieux!
SUSANNE
Que trop!
FIGARO
Comme Madame est malheureuse!
SUSANNE
C'est un grand crime qu'il commet!
FIGARO
Comme il redouble de tendresse pour sa pupille Florestine ! Comme il fait, sur-tout, des efforts pour dénaturer sa fortune!
SUSANNE
Sais-tu, mon pauvre Figaro ! que tu commences à radoter? Si je sais tout cela, qu'est-il besoin de me le dire?
FIGARO
Encor faut-il bien s'expliquer pour s'assurer que l'on s'entend! N'est-il pas avéré pour nous que cet astucieux Irlandais, le fléau de cette famille, après avoir chiffré, comme secrétaire, quelques ambassades auprès du Comte, s'est emparé de leurs secrets à tous? que ce profond machinateur a su les entraîner, de l'indolente Espagne, en ce pays, remué de fond en comble, espérant y mieux profiter de la désunion où ils vivent, pour séparer le mari de la femme, épouser la pupille, et envahir les biens d'une maison qui se délâbre?
SUSANNE
Enfin, moi! que puis-je à cela?
FIGARO
Ne jamais le perdre de vue; me mettre au cours de ses démarches.
SUSANNE
Mais je te rends tout ce qu'il dit.
FIGARO
Oh! ce qu'il dit… n'est que ce qu'il veut dire! Mais saisir, en parlant, les mots qui lui échappent, le moindre geste, un mouvement; c'est-là qu'est le secret de l'âme! Il se trame ici quelque horreur! Il faut qu'il s'en croye assuré; car je lui trouve un air… plus faux, plus perfide et plus fat; cet air des sots de ce pays, triomphant avant le succès! Ne peux-tu être aussi perfide que lui? l'amadouer, le bercer d'espoir? quoiqu'il demande, ne pas le refuser?..
SUSANNE
C'est beaucoup!
FIGARO
Tout est bien, et tout marche au but; si j'en suis promptement instruit.
SUSANNE
… Et si j'en instruis ma maîtresse?
FIGARO
Il n'est pas tems encore; ils sont tous subjugués par lui. On ne te croirait pas: tu nous perdrais, sans les sauver. Suis-le par-tout, comme son ombre… et moi, je l'épie au-dehors…
SUSANNE
Mon ami, je t'ai dit qu'il se défie de moi; et s'il nous surprenait ensemble… Le voilà qui descend… Ferme!.. ayons l'air de quereller bien fort. ( Elle pose le bouquet sur la table. )
FIGARO, élevant la voix
Moi, je ne le veux pas. Que je t'y prenne une autre fois!..
SUSANNE, élevant la voix
Certes!.. oui, je te crains beaucoup!
FIGARO, feignant de lui donner un soufflet
Ah! tu me crains!.. Tiens, insolente!
SUSANNE, feignant de l'avoir reçu
Des coups à moi… chez ma maîtresse?
SCÈNE III
LE MAJOR BÉGEARSS, FIGARO, SUSANNE
BÉGEARSS, en uniforme, un crêpe noir au bras
EH! mais quel bruit! Depuis une heure j'entends disputer de chez moi…
FIGARO, à part
Depuis une heure!
BÉGEARSS
Je sors, je trouve une femme éplorée…
SUSANNE, feignant de pleurer
Le malheureux lève la main sur moi!
BÉGEARSS
Ah l'horreur! monsieur Figaro ! Un galant homme a-t-il jamais frappé une personne de l'autre sexe?
FIGARO, brusquement
Eh morbleu! Monsieur, laissez-nous! Je ne suis point un galant homme ; et cette femme n'est point une personne de l'autre sexe : elle est ma femme; une insolente, qui se mêle dans des intrigues, et qui croit pouvoir me braver, parce qu'elle a ici des gens qui la soutiennent. Ah! j'entends la morigéner…
BÉGEARSS
Est-on brutal à cet excès?
FIGARO
Monsieur, si je prends un arbitre de mes procédés envers elle, ce sera moins vous que tout autre; et vous savez trop bien pourquoi!
BÉGEARSS
Vous me manquez, Monsieur; je vais m'en plaindre à votre maître.
FIGARO, raillant
Vous manquer! moi? c'est impossible.
( Il sort. )
SCÈNE IV
BÉGEARSS, SUSANNE
BÉGEARSS
MON enfant, je n'en reviens point. Quel est donc le sujet de son emportement?
SUSANNE
Il m'est venu chercher querelle; il m'a dit cent horreurs de vous. Il me défendait de vous voir, de jamais oser vous parler. J'ai pris votre parti; la dispute s'est échauffée; elle a fini par un soufflet… Voilà le premier de sa vie; mais moi, je veux me séparer; vous l'avez vu…
BÉGEARSS
Laissons cela. – Quelque léger nuage altérait ma confiance en toi; mais ce débat l'a dissipé.
SUSANNE
Sont-ce là vos consolations?
BÉGEARSS
Vas! c'est moi qui t'en vengerai! il est bien tems que je m'acquitte envers toi, ma pauvre Susanne ! Pour commencer, apprends un grand secret… Mais sommes-nous bien sûrs que la porte est fermée? ( Susanne y va voir. ) ( Il dit à part ) Ah! si je puis avoir seulement trois minutes l'écrin au double fonds que j'ai fait faire à la Comtesse, où sont ces importantes lettres…
SUSANNE revient
Eh bien! ce grand secret?
BÉGEARSS
Sers ton ami; ton sort devient superbe. – J'épouse Florestine ; c'est un point arrêté; son père le veut absolument.
SUSANNE
Qui, son père?
BÉGEARSS, en riant
Et d'où sors-tu donc? Règle certaine, mon enfant; lorsque telle orpheline arrive chez quelqu'un, comme pupille, ou bien comme filleule, elle est toujours la fille du mari. ( D'un ton sérieux. ) Bref, je puis l'épouser… si tu me la rends favorable.
SUSANNE
Oh! mais Léon en est très amoureux.
BÉGEARSS
Leur fils? ( froidement ) je l'en détacherai.
SUSANNE, étonnée
Ha!.. Elle aussi, elle est fort éprise!
BÉGEARSS
De lui?..
SUSANNE
Oui.
BÉGEARSS, froidement
Je l'en guérirai.
SUSANNE, plus surprise
Ha ha!.. Madame qui le sait, donne les mains à leur union!
BÉGEARSS, froidement
Nous la ferons changer d'avis.
SUSANNE, stupéfaite
Aussi?.. Mais Figaro , si je vois bien, est le confident du jeune homme!
BÉGEARSS
C'est le moindre de mes soucis. Ne serais-tu pas aise d'en être délivrée?
SUSANNE
S'il ne lui arrive aucun mal?..
BÉGEARSS
Fi donc! la seule idée flétrit l'austère probité. Mieux instruits sur leurs intérêts, ce sont eux-mêmes qui changeront d'avis.
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