André Beaunier - Picrate et Siméon
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André Beaunier
Picrate et Siméon
PREMIÈRE PARTIE
I
LA RENCONTRE
On entendit crier:
– Arrêtez-le! arrêtez-le!..
Et encore:
– Arrêtez-moi! arrêtez-moi!..
Dans ces éclats de voix, il y avait de la terreur et de la blague.
Un vacarme de roulettes forcenées, endiablées, étonna. Les gens qui se trouvaient au bas de la rue de Rome, vers l’angle de la gare Saint-Lazare, regardèrent et virent dévaler, au long du trottoir, un cul-de-jatte qui avait pris le mors aux dents. Il filait vite. Le buste penché en avant, il ramait à droite et à gauche et, de ses mains trop courtes, tâchait, mais en vain, de s’agripper au sol qui lui échappait. Il criait: «Arrêtez-moi!» Les gens répliquaient: «Arrêtez-le!» et, craintifs, se garaient sur son vertigineux passage. Il renversa un jeune pâtissier, fit peur à un chien qui le poursuivit en aboyant, saisit la basque d’une redingote flottante: le porteur de ce vêtement dégringola. Le cul-de-jatte tourna sur lui-même. Un instant, le chariot fut immobile, et aussitôt repartit, entraînant, cette fois, son voyageur à reculons. Et la course reprit, frénétique.
Un groupe de cochers, ému d’altruisme, se tassa pour faire obstacle ou, mieux, tampon. Mais, à l’approche de cette avalanche, inquiet, il s’ouvrit et laissa passer. Ainsi alternent dans le cœur humain les velléités charitables et le naturel instinct de la conservation. Devant le kiosque d’une marchande de journaux, le cul-de-jatte emballé butta contre une petite table plus grande que lui et qui était toute chargée des nouvelles du jour. Elle tomba, et ses pieds pourvus de barreaux entourèrent le buste du bout d’homme qui l’emporta dans sa course, involontairement. A la descente du trottoir, le chariot sursauta; puis il vint heurter le trottoir suivant, avec une telle violence que son contenu chancela et s’abattit.
On le crut mort, ce contenu. On s’empressa autour de lui, avec la hâte officieuse qu’ont les moutonnières foules. Mais, soudain, le cul-de-jatte se redressa. Ses yeux étincelaient de rage, et sa bouche grinçait. Il retroussa ses manches: de sérieux biceps apparurent. Alors, à poings fermés, il se mit à taper sur les jambes du rassemblement. Et il clamait:
– Tas de voyous! tas de crapules!..
Voyous et crapules s’écartèrent, riant à gorge déployée. Il avait perdu ses petites béquilles, en forme de fer à repasser, au moyen desquelles il manœuvrait d’habitude avec aisance. Un gamin les lui présentait: il menaça de le tuer. Il les prit et alors, agile, sembla un torpilleur qui évolue. Il distribua des coups sur des tibias et des mollets, tant qu’il put, injuriant, jurant, sacrant. On allait se fâcher, lorsqu’un sergent de ville sortit du kiosque aux voitures et dit:
– De quoi? de quoi?
Il avait le calme qui sied à un fonctionnaire municipal.
Sarcastique et amer, le cul-de-jatte lui lança ce simple mot:
– Carabinier!
– De quoi? – répéta l’agent, homme paisible.
– Bien sûr! – expliqua le cul-de-jatte. – Si c’est maintenant que vous venez m’arrêter, c’est un peu tard.
Et de ricaner.
– Tâchez de ne pas faire de désordre; ou je vous mène au poste, en cinq sec, vous savez, Picrate!
Picrate? Il s’appelait Picrate, et la police le connaissait. Ce renseignement intéressa les cochers qui étaient là, en station. Picrate fit un effort manifeste pour se maîtriser. Il recula contre le mur de la gare, tira de sa poche de quoi faire une cigarette, la roula, l’alluma, la fuma. Mais il lançait aux cochers de mauvais regards. Le sergent de ville leur conseilla de grimper sur leurs sièges: il avait trouvé ce moyen pour séparer Picrate de ses ennemis. Puis il réintégra la petite cabine qu’il aimait, parce qu’elle était propice au doux sommeil administratif.
De leur siège inaccessible, les cochers ne craignaient point de narguer Picrate. L’un disait:
– Tu n’y avais donc pas serré le frein, à ton automobile?
Un autre:
– Et ton block-system?
Un autre, plus méchant:
– Eh! va dire à ta mère qu’elle te recommence!..
Picrate rageait. Il bondit, résolu, puisqu’il le fallait, à escalader un fiacre, afin de se mettre au niveau de l’odieux ennemi. Celui-ci, de son fouet, cingla. Picrate dédaigna les coups. En peu d’instants, suivi de son chariot comme un colimaçon de sa coquille, mais leste des bras comme un singe, il eut accompli son ascension. Le cocher, qui ne voulait pas le jeter bas et qui cherchait à se délivrer de ce démon, descendit de l’autre côté sur la chaussée, en toute hâte, abandonnant son fouet. Picrate saisit le fouet et, drôlement enchâssé entre le siège et le tablier, il fouetta autour de lui, en cercle, aussi loin que ses bras, bien allongés, pouvaient aller. Et il vociférait, à l’adresse de tout le monde, et de la destinée, et de la providence, de mortelles injures. On méprisa les injures; même on en rit, et, pour se garer des coups de fouet, on s’écarta. Mais Picrate, de la main gauche, tint les guides, prêt à utiliser le fiacre comme un char de combat. Il fallut qu’on se précipitât sur le cheval, qui s’agitait, et qu’on se précipitât aussi sur Picrate et qu’on le déposât sur le trottoir. Ce ne fut point aisé.
Un attroupement se forma, que le sergent de ville eut peine à dissiper. Ensuite, cet effort ayant épuisé toute l’activité qu’il possédait, le fonctionnaire municipal s’avisa de retourner à son kiosque sans regarder seulement Picrate.
Picrate avait conscience de la limite de ses forces; il s’irritait en silence ou peut-être réfléchissait.
Grâce à l’arrivée d’un train, beaucoup de fiacres furent pris et s’en allèrent. La file se renouvela, sauf le cocher de tête; et Picrate fut délivré de ses ennemis. Alors il s’occupa de réparer le dérèglement de sa toilette. Il serra sa cravate, qui appartenait au genre dit «La Vallière», mais dont les coques se refusèrent à bouffer congrûment, car l’usage l’avait réduite à l’état d’une maigre corde. Il vérifia que sa montre n’avait pas souffert de cette agitation saugrenue et, pendant qu’il y était, la remonta; il la remit à l’heure exacte, ayant sous les yeux, pour le consulter, le cadran du kiosque aux voitures. Ensuite, il serra la boucle de son gilet et fut heureux de constater que les boutons ne branlaient pas; ceux du veston non plus. Ce costume était d’une étoffe élimée, noire probablement à l’origine, mais devenue par l’inclémence des saisons verte, jaune et mordorée, tout à fait propre d’ailleurs, lavée, brossée. Picrate ne portait pas de chapeau ni de casquette. Son abondante chevelure frisée, épaisse, le garantissait. Au fond de son gousset il trouva un petit miroir de forme ronde et de la taille d’une pièce de cent sous, l’appliqua contre la paume de sa main gauche et le promena devant son visage, du nord au sud, de l’est à l’ouest, cependant que de sa main droite il insistait pour que la raie médiane de ses cheveux fût correcte en toute sa longueur et pour que sa moustache se retroussât pareillement à droite et à gauche. Il eut du mal, à cause de l’humidité. Picrate était fier de son poil, encore que grisonnant, et il le soignait. Au moyen d’un peu de salive, il précisa la ligne de ses sourcils. D’un tapotement léger des doigts, il fit mousser au-dessus des oreilles les deux ailes de sa toison crépue …
Ayant achevé ce manège de bienséance et de coquetterie, Picrate revint à des pensées plus pratiques et sérieuses. Il fallait qu’il songeât à son commerce. Et alors il puisa, dans une sorte de giberne qu’il avait sur le ventre, des choses innombrables: il semblait une sarigue; il semblait aussi un prestidigitateur singulier qui du néant suscite, à sa convenance, les objets les plus divers. Ce furent d’abord des lacets pour souliers. Les uns étaient jaunes et les autres noirs, certains en soie ou en coton, certains en cuir. Il les éleva, tenus par le milieu de leur longueur, assez haut, et de la main les caressa comme une tresse de femme aimée; puis il se les mit autour du cou. Ce furent ensuite des anneaux brisés. Ils formaient une chaîne brillante; Picrate se la mit autour du cou et devint analogue à quelque bedeau d’église ou appariteur en Sorbonne. Et ce furent enfin des liasses d’images variées. Le stock était réparti en plusieurs paquets sous des élastiques: Picrate choisit.
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