Thilliez,Franck - La chambre des morts

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Norman grimace et acquiesce.

Trois jours plus tard, sur la plage de Fort Mahon, mon frère et moi faisons une course, premier arrivé à la mer ! Nous nous ruons en direction de l’eau, et là boum, mon pied se prend dans un pâté de sable, je chute et un coquillage vient se loger dans mon autre paume, la gauche. Nouvelle entaille…

Montre-moi tes paumes, demande Pierre.

Lucie regroupe ses mains, déploie lentement ses doigts. Le lieutenant écarquille les yeux.

C’est… c’est ahurissant ! Au même endroit !

J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’un pur hasard. Tu sais quel âge j’avais ? J’avais douze ans. Ma première cicatrice est apparue le douze août 1987, la seconde le quinze août.

Pierre se lève brusquement, Clara dans ses bras. Sa gorge palpite, son cœur s’embrase.

Tu… tu plaisantes Lucie ! Tu me fais marcher !

Tu demanderas à mes parents. Oui Pierre, ces cicatrices se sont gravées sur mes mains quand la mère de Viviane Delahaie est morte. Presque jour pour jour.

C’est une coïncidence… Une pure coïncidence !

Mon destin a changé pendant que Delahaie était aux côtés du cadavre de sa mère. C’est à ce moment que l’avenir de cette enfant a été modifié, que la rage l’a gagnée et que… Ça a agi sur ma destinée ! Il était écrit dans le marbre que notre affrontement aurait lieu ! Une coupure, au tiers de ma ligne de vie…

Pierre ne réagit pas, il est sonné. Lucie lui serre le poignet.

— J’aurais dû mourir, si on en croit ces cicatrices ! Tu as réussi à dévier les trajectoires ! Il paraît que nous avons tous un ange gardien. Je pense avoir trouvé le mien…

Lentement, Lucie baisse la tête et pose un regard sur l’armoire aux vitres teintées. D’un ton très doux, elle ajoute :

— Je sais qu’un jour, j’aurai les réponses à toutes mes questions…

ÉPILOGUE

À l’horizon, les Carpates, leurs nacres réveillées par le dernier soleil de janvier. Leurs puissants contreforts qui s’étendent en une traînée laiteuse jusqu’aux terres lointaines de l’Est, contrées des vampires et des contes obscurs. Du haut d’un sommet, un Polonais s’abreuve de ces transparences infinies avant de chausser ses skis. Il slalome vers Zakopane, descend l’artère principale du village où s’entassent des cabanons attrape-touristes. On y trouve de tout. Jeux d’échecs géants, poupées gigognes, alcool pas cher, piles, cassettes vidéo bon marché… La pieuvre capitaliste frappe à toutes les portes.

L’homme s’arrête déguster un vin chaud à l’arrière d’un vieux chalet en bois.

— Dobry uneczôr ! lui envoie le serveur.

Dobry wieczàr…

Des touristes se massent autour de violonistes tsiganes. Des Français, des Flamands débarqués après vingt-quatre heures de bus. Pas très frais, les types. Imbibés au Spiritus ou à la Zywiec, plus précisément. Tourisme alcoolisé. L’ambiance s’enflamme, le jeune homme les observe, dans un coin. L’air empeste la sueur mais pas la cigarette. Interdiction formelle de fumer. Tout s’embrase si facilement, ici comme ailleurs…

Vigo Nowak, les skis sur l’épaule, reprend la voie enneigée, direction l’hôtel où il loge depuis un mois. Ce soir, il quittera Zakopane pour la banlieue de Cracovie afin d’y louer un appartement au noir, le temps de se préparer une retraite dans une oasis plus chaude. Il ignore comment il sortira l’argent de Pologne, mais ici tout s’achète, y compris les billets sans retour. Il trouvera le moyen.

Le pays, ses parents, son frère lui manquent. Il ne les reverra sans doute jamais, hormis dans ses souvenirs. Leur courrier, leurs conversations téléphoniques doivent être surveillés. Grâce aux empreintes dentaires, à la datation des os, les flics se sont probablement rendu compte que le cadavre découvert dans la réserve à charbon n’était pas le sien.

Depuis l’étage d’un chalet, un enfant vêtu de noir fait dégringoler des boules de neige qui viennent s’écraser sur le trottoir. Vigo peste, dévie sa course et glisse de justesse vers le trottoir d’en face lorsque surgit une voiture lancée à pleine vitesse. Les jeunes Polonais roulent toujours très vite, avec ou sans verglas. Histoire de se faire remarquer.

Petit con ! pense-t-il, plus à l’égard du môme que du conducteur. À cause de toi, j’ai bien failli… Il se rappelle l’épisode de l’emballage des croissants, sur les marches du siège de La Voix du Nord. Cette capacité à dévier les destins que nous possédons tous.

Il lève un poing furieux vers la fenêtre mais elle est déjà refermée et le môme a disparu. Il hausse les épaules et pointe les yeux au ciel.

Il ne peut rien m’arriver, tu m’entends ? Tu m’as offert cet argent et essayé de me le reprendre, mais c’est moi qui contrôle mon destin !

Depuis l’épisode de la réserve à charbon en flammes, il s’était conforté dans l’idée que son ange gardien ne l’abandonnerait jamais. Lorsque Sylvain avait versé l’essence et fermé la porte, ce matin-là, Vigo s’était jeté dans la fosse à charbon avec l’argent, avait couvert le trou d’une plaque de tôle, échappant de peu à l’asphyxie grâce au conduit d’aération du fond. Le feu, en manque de bois, s’était vite éteint.

Son idiot de voisin, quant à lui, avait payé les frais de sa curiosité. Après l’avoir assommé, Vigo l’avait aspergé d’une cinquantaine de litres de pétrole qu’il conservait dans sa cave, avant d’allumer le feu d’artifice. Histoire de laisser un cadavre aux flics et de les calmer le temps qu’il remonte vers la Pologne au volant de la voiture du vieux.

Par chance – mais peut-on encore parler de chance ? - on ne l’avait pas arrêté à la frontière…

Comment cette histoire de fous s’est-elle terminée ? Il l’ignore et s’en fiche. Seul compte son avenir. Une vie de paillettes l’attend…

Derrière lui, des hennissements. Encore un cheval qui s’emballe. Les robustes quadrupèdes tirent jour et nuit des traîneaux bourrés de touristes et même lorsque la fatigue les écrase, le fouet les contraint à poursuivre. Normal que de temps en temps ils pètent les plombs. Nous sommes tous humains, même les bêtes, au fond…

Sauf que celui-là a l’air plutôt hargneux. Paniqué, terrorisé, il se dresse sur son train arrière, hennit, et frappe le traîneau de ses jambes postérieures. Deux hommes tentent de le rattraper, cravache à la main et vodka dans l’estomac. Le cheval quitte la route, bifurque et s’engage sur le large trottoir où évolue Vigo.

Merde !

Vigo lâche ses skis et se jette dans un tas de neige, sur le côté. Là, il ne craint rien. Le cheval fonce, haletant. Le traîneau renverse des poubelles, oscille, vient percuter un rebord de béton. Les lanières de cuir rompent, la tension propulse l’attelage aux patins acérés en plein sur Vigo.

La dernière image qu’il perçoit est le sourire de cet enfant aux vêtements noirs, à nouveau penché à la fenêtre. Il ne distingue ni ses yeux, ni ses cheveux, ni ses traits. Juste ce sourire, d’une blancheur éclatante.

FIN

[1]Electro Static Document Analyser. Appareil capable de révéler les impressions involontaires, invisibles a l’œil nu, marquées sur une feuille de papier.

[2]Mot ancien pour désigner un morceau de charbon. Les familles du bassin minier ont pour habitude de donner à leurs enfants des « noms jetés », en rapport avec leur physique ou leur caractère.

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