Carlos Zafón - Le jeu de l'ange

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Le majordome s'approcha et m'invita à le suivre. Corelli hocha la tête en manière d'assentiment et alla se rasseoir, son regard de nouveau perdu sur la ville.

9.

La voiture, puisqu'il faut bien lui donner ce nom, attendait à la porte de la villa. Ce n'était pas une automobile quelconque, plutôt une pièce de collection. Elle me fit penser à un carrosse enchanté, une cathédrale roulante de chromes et de courbes scientifiquement étudiées, le capot orné d'un ange d'argent comme une figure de proue. Bref, c'était une Rolls-Royce. Le majordome m'ouvrit la portière et me salua d'une révérence. Plus que dans l'intérieur d'un véhicule à moteur, j'eus l'impression d'entrer dans une chambre d'hôtel. La voiture démarra aussitôt que je me fus installé et descendit la colline.

— Vous connaissez l'adresse ? demandai-je.

Le chauffeur, forme sombre de l'autre côté d'une séparation vitrée, fit un léger signe d'assentiment. Nous traversâmes Barcelone dans le silence narcotique de ce carrosse de métal qui semblait à peine frôler le sol. Rues et immeubles défilèrent à travers les vitres comme s'il s'agissait de falaises submergées. Il était déjà minuit passé quand la Rolls-Royce noire tourna dans la rue Comercio et suivit le Paseo del Born. Elle s'arrêta au bas de la rue Flassaders, trop étroite pour qu'elle puisse s'y engager. Le chauffeur quitta le volant et m'ouvrit la portière avec une révérence. Il referma la portière derrière moi avant de remonter à bord du véhicule sans un mot. Je le regardai partir jusqu'à ce que sa silhouette obscure s'évanouisse dans un voile d'ombres. Je m'interrogeai sur ce que j'avais fait et, préférant éluder la réponse, je me dirigeai vers mon domicile avec le sentiment que le monde entier était une prison sans échappatoire.

Je me rendis directement dans le bureau. J'ouvris les fenêtres aux quatre vents et laissai la brise humide et brûlante pénétrer dans la pièce. Sur certaines terrasses du quartier, des formes humaines, étendues sur des matelas ou des draps, tentaient d'échapper à la chaleur asphyxiante et de trouver le sommeil. Au loin, les trois hautes cheminées du Paralelo se dressaient tels des bûchers funéraires, répandant une nappe de cendres blanches qui s'étendait sur tout Barcelone comme une poussière de verre. Plus près, la statue de la Mercè déployant ses ailes au faîte du dôme de l'église me rappela l'ange de la Rolls-Royce et celui que Corelli portait toujours à son revers. Je sentais que la ville, après tant de mois de silence, voulait de nouveau me parler et me conter ses secrets.

Je la vis alors, rencognée sur la marche d'une porte de ce passage étroit et misérable entre les vieux immeubles que l'on appelle la « rue des Mouches ». Isabella. Je me demandai depuis combien de temps elle était là et conclus que ce n'était pas mon affaire. J'allais refermer la fenêtre quand je m'aperçus qu'elle n'était pas seule. Deux silhouettes s'approchaient d'elle lentement, trop lentement peut-être, depuis le fond de la ruelle. Je soupirai, souhaitant les voir passer sans s'arrêter. Ce ne fut pas le cas. L'une d'elles se posta de l'autre côté, bloquant l'issue. La seconde s'accroupit devant la jeune fille en tendant le bras vers elle. Isabella fit un mouvement. L'instant suivant, les deux silhouettes l'encerclèrent et je l'entendis crier.

Il me fallut près d'une minute pour arriver sur place. L'un des hommes tenait Isabella par les bras et l'autre avait relevé sa jupe. Une expression de terreur déformait le visage de la jeune fille. Le second individu, qui s'ouvrait un chemin entre ses cuisses en riant, avait posé un couteau sur sa gorge. Trois filets de sang coulaient de la coupure. Je regardai autour de moi. Des caisses contenant des décombres et un tas de pavés et de matériaux de construction étaient abandonnées contre le mur. Je saisis ce qui se révéla être une barre de fer, solide et lourde, d'un demi-mètre. Le premier à se rendre compte de ma présence fut le porteur du couteau. Je fis un pas en avant, brandissant la barre de fer. Son regard sauta de celle-ci à mes yeux et son sourire s'effaça de ses lèvres. Le second se retourna et me vit marcher sur lui, la barre levée. Il suffit que je lui fasse un signe de tête pour qu'il lâche Isabella et coure se réfugier derrière son camarade.

— Viens, on file, murmura-t-il.

L'autre l'ignora. II me dévisageai fixement, le feu au visage et le couteau dans la main.

— On t'a pas demandé de tenir la chandelle, fils de pute !

Je pris Isabella par le bras et la relevai sans détacher mon regard de l'homme au couteau. Je cherchai les clefs dans ma poche et les lui tendis.

— Va à la maison, lui intimai-je. Fais ce que je te dis.

Isabella hésita un instant, puis j'entendis son pas s'éloigner dans le passage, vers la rue Flassaders L'individu au couteau eut un sourire rageur.

— Je vais te buter, fumier.

Je ne doutais pas qu'il soit capable de mettre sa menace à exécution ni que l'envie lui en manque, mais quelque chose dans son expression me laissait penser qu'il n'était pas tout à fait idiot et que, s'il n'était pas encore passé à l'acte, c'était parce qu'il se demandait combien pesait ma barre de métal, et surtout si j'aurais la force, le courage et le temps de m'en servir pour lui écraser le crâne avant qu'il ait pu me planter sa lame dans le corps.

— Essaye donc ! lui lançai-je.

L'individu me défia pendant quelques secondes, puis il rit. Le garçon qui l'accompagnait poussa un soupir de soulagement. L'homme referma son couteau et cracha à mes pieds. Il fit demi-tour et s'éloigna dans l'ombre d'où il était sorti, son camarade trottant derrière lui comme un chien fidèle.

Je trouvai Isabella recroquevillée sur le palier. Elle tremblait et serrait les clefs dans ses mains. À mon arrivée, elle se leva d'un coup.

— Tu veux que j'appelle un médecin ?

Elle fit signe que non.

— Tu es sûre ?

— Ils n'avaient encore rien fait, murmura-t-elle en retenant ses larmes.

— Ce n'est pas ce qu'il m'a semblé.

— Ils ne m'ont rien fait, d'accord ? protesta-t-elle.

— D'accord.

Je voulus la tenir par le bras pendant que nous montions l'escalier, niais elle repoussa mon contact.

Une fois à l'étage, je l'accompagnai dans la salle de bains et allumai la lumière.

— Tu as de quoi te changer ?

Isabella me montra son sac.

— Alors lave-toi pendant que je prépare à manger.

— Comment pouvez-vous avoir faim, après ça ?

— Et pourtant, tu vois.

Isabella se mordit la lèvre inférieure.

— À dire vrai, moi aussi…

— Dans ce cas, la discussion est close.

Je fermai la porte de la salle de bains et restai devant jusqu'à ce que j'entende l'eau couler. Je retournai à la cuisine et mis de l'eau à chauffer. Il restait un peu de riz, du lard et quelques légumes qu'Isabella avait apportés la veille. J'improvisai un vague plat, puis j'attendis environ une demi-heure qu'elle sorte et en profitai pour vider la moitié d'une bouteille de vin. Je l'entendis pleurer de rage de l'autre côté du mur. Lorsqu'elle apparut à la porte de la cuisine, elle avait les yeux rouges et paraissait plus enfantine que jamais.

— Je ne sais pas si j'ai encore faim, murmura-t-elle.

— Assieds-toi et mange.

Nous prîmes place à la petite table au milieu de la cuisine. Isabella examina d'un air légèrement soupçonneux le plat de riz et de restes divers que je lui avais servi.

— Mange, ordonnai-je.

Elle en prit une cuillerée et la porta à ses lèvres.

— C'est bon, déclara-t-elle.

Je lui versai un demi-verre de vin que je complétai avec de l'eau.

— Mon père ne me laisse pas boire de vin.

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