Carlos Zafón - L'ombre du vent

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– La Française n'a jamais voulu le dire. Peut-

être qu'elle ne le savait pas elle-même. Ces étrangers…

– Et vous croyez que c'est pour ça que son mari la battait ?

– Allez savoir. Trois fois, il a fallu l'emmener à l'hôpital, vous m'entendez, trois fois. Et ce porc avait le culot de dire que c'était une pocharde et qu'elle se cognait toute seule dans l'appartement à force de picoler. Vous vous rendez compte ? Il faisait tout le temps des procès aux voisins. Mon défunt mari, que Dieu le garde, il l'a dénoncé en prétendant qu'il lui avait va des choses dans le magasin, parce que selon lui tous les Murciens étaient des bons à rien et des voleurs, et comme nous étions d'Úbeda, vous comprenez...

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Ville d'ombres

– Vous m'avez dit que vous reconnaissiez la jeune fille qui est avec Julien sur la photo ?

– Je ne l'avais jamais vue. Elle est très mignonne.

– D'après la photo, il semble qu'ils étaient fiancés, suggérai-je, pour tenter de lui rafraîchir la mémoire

Elle me la rendit en hochant la tête.

– Moi, les photos, c'est pas mon truc. Et, à ce que je sais, Julián n'avait pas de fiancée. Mais j'imagine que s’il en avait eu une, il ne me l'aurait pas dit. J'ai déjà eu assez de mal à m'apercevoir que mon Isabelita avait le béguin pour lui... Vous les jeunes, vous ne racontez jamais rien. C'est nous, les vieux, qui ne savons pas nous arrêter de parler.

– Vous vous souvenez de ses amis, de quelqu'un de particulier qui venait le voir ?

La concierge haussa les épaules.

– Mon Dieu, ça fait si longtemps. Et puis, les derniers temps, Julián ne restait plus beaucoup ici, vous savez. Il s'était fait un ami au collège, un garçon d'une bonne famille, les Aldaya, je ne vous dis pas.

Aujourd'hui on ne parle plus d'eux, mais à l'époque c'était comme qui dirait la famille royale. Une montagne de fric. Je le sais, parce qu'ils envoyaient parfois une voiture chercher Julián. Vous auriez dû la voir, cette bagnole. Même Franco n'en a pas de pareille, je vous jure. Avec un chauffeur, et des chromes partout. Mon Paco, qui s'y connaissait, m'a dit que c'était une rols-roi , ou quelque chose comme ça. C'était pas du toc.

– Vous rappelez-vous le prénom de cet ami ?

– Oh ! avec un nom de famille comme Aldaya, on n’a pas besoin de prénom, si vous voyez ce que je veux dire. Je me souviens aussi d'un autre garçon, un peu écervelé, un certain Miquel. Je crois que c'était 154

L’ombre du vent

également un camarade de classe. Je ne me rappelle pas la tête qu'il avait ni son nom de famille.

J'eus l'impression que nous avions épuisé le sujet et, craignant de perdre tout intérêt au yeux de la concierge je décidai de donner un nouvel élan à la conversation.

– Quelqu'un habite aujourd'hui l'appartement des Fortuny ?

– Non. Le vieux est mort sans testament, et sa femme, si je suis bien informée, vit toujours à Buenos Aires et elle n'est pas venue à l'enterrement.

– Pourquoi Buenos Aires ?

– A mon avis, c'est parce qu'elle n'a pas pu trouves plus loin. Remarquez, c'est pas moi qui le lui reprocherais. Elle a tout laissé entre les mains d'un avocat, un type plutôt étrange. Je ne l'ai jamais vu, mais ma fille Isabelita, qui habite au cinquième étage, juste au-dessous, dit qu'il vient des fois la nuit, vu qu'il a la clef, et qu'il passe des heures à déambuler dans l'appartement après quoi il s'en va. Un jour, elle m'a même dit qu'on entendait comme des talons de femme. Vous vous rendez compte !

– C'étaient peut-être des échasses, suggérai-je.

Elle me regarda sans comprendre. De toute évidence il n'y avait pas là matière à plaisanterie.

– Et personne d'autre n'a visité l'appartement pendant toutes ces années ?

– Un jour, un individu sinistre s'est présenté, du genre qui sourit tout le temps... Ça vous fait des risettes, mais on les voit venir de loin. Il a dit qu'il était de la Brigade Criminelle. Il voulait voir l'appartement.

–Il vous en a donné la raison ?

La concierge fit non de la tête.

– Et vous vous souvenez de son nom ?

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Ville d'ombres

– Inspecteur Machinchose. Je ne suis même pas sure qu'il était de la police. Son histoire ne paraissait pas claire, si vous voyez ce que je veux dire. Comme une affaire personnelle. Je l'ai envoyé balader en lui disant que je n'avais pas les clefs, mais qu'il n'avait qu’à appeler l'avocat. Il m'a assuré qu'il reviendrait, mais je ne l'ai pas revu. Et c'est tant mieux.

– Vous n'auriez pas, par hasard, le nom et l'adresse de cet avocat ?

– Vous devrez demander ça à l'administrateur, M. Molins. Son bureau est tout près, 28 rue Floridablanca, à l'entresol. Dites-lui que vous venez de la part de Mme Aurora : c'est moi.

– Je vous remercie beaucoup. Et dites-moi, madame Aurora, l'appartement des Fortuny est donc vide ?

– Vide, non, parce que personne n'a rien enlevé depuis la mort du vieux. Même que, parfois, ça pue.

Pour moi, ça m'étonnerait pas qu'il y ait des rats et un tas de vermine.

– Croyez-vous qu'il serait possible d'y jeter un coup d'œil ? Peut-être y trouverons-nous quelque chose qui nous indiquera ce qu'est devenu Julián...

– Mon Dieu, je ne peux pas faire ça. Il faut que vous parliez avec M. Molins, c'est lui qui a les clefs.

Je lui adressai un sourire malicieux.

– Mais vous avez un passe-partout, je suppose.

Même si vous avez dit le contraire à cet individu... Ne prétendez pas que vous ne mourez pas d'envie de savoir ce qu'il y a là-dedans.

Mme Aurora m'adressa un regard en coulisse.

– Vous êtes un démon.

La porte céda comme la dalle d'un tombeau, avec brusque grincement, en libérant l'haleine fétide et viciée de l'intérieur. Je poussai le battant, qui révéla un couloir s'enfonçant dans l'obscurité. L'air 156

L’ombre du vent

sentait le renfermé et l'humidité. Des amas de saleté et de poussière couronnaient les angles des corniches et pendaient comme des cheveux blancs. Je remarquai ce qui me parut être des traces de pas.

– Sainte Vierge, murmura la concierge. Il y a plus de merde ici que sous le perchoir d'un poulailler.

– Si vous préférez, je peux entrer seul, proposai-je.

Vous aimeriez bien, pas vrai ? Allez, en avant !

je vous suis.

Nous refermâmes la porte derrière nous. Nous restâmes un instant dans l'entrée, pour laisser nos yeux s'accoutumer à la pénombre. J'entendis la respiration angoissée de la concierge et perçus l'odeur acre de sueur qu'elle dégageait. Je me sentis comme un pilleur de tombes, l'âme empoisonnée de désir et de convoitise.

– Eh là, c'est quoi ce bruit ? s'inquiéta la concierge.

Quelque chose voletait dans l'obscurité, dérangé notre intrusion. Il me sembla voir une forme pâle s'agiter au fond du couloir.

– Des pigeons. Ils ont dû se glisser par un carreau cassé et faire leur nid ici.

– C'est que, voyez-vous, ces sales oiseaux me donnent envie de vomir, dit la concierge. C'est pas croyable, la quantité de crottes qu'ils peuvent faire.

– N'ayez pas peur, madame Aurora, ils n'attaquent que quand ils ont faim.

Nous avançâmes de quelques pas pour atteindre le bout du couloir et déboucher dans une salle à manger qui donnait sur le balcon. On devinait le contour d'une table déglinguée couverte d'une nappe effilochée semblable à un linceul. Elle était flanquée de quatre chaises et de deux vitrines voilées par la crasse, qui contenaient la vaisselle, une collection de 157

Ville d'ombres

verres et un service à thé. Dans un coin, le vieux piano de la mère de Carax restait fidèle au poste. Les touches avaient noirci et les jointures étaient à peine visibles sous la couche de poussière. Devant le balcon languissait un fauteuil aux jupes raides. A côté se dressait une table à café sur laquelle reposaient des lunettes de lecture et une bible reliée en cuir blafard avec des filets dorés, le genre cadeau de première communion. Le signet, un ruban écarlate, marquait encore une page.

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