Emile Gary - Gros-Câlin
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- Название:Gros-Câlin
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- Издательство:Mercure de France & Atelier Panik éd. numérique
- Жанр:
- Год:2013
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J’essuyai la sueur du comptoir et repris ma pipe, avec mon air anglais. Ce garçon de bureau commence à me courir sérieusement. Quand il me regarde de son air populaire, on dirait qu’il sait et qu’il compte même les nœuds que je fais. Si on n’a plus le droit d’être chez soi…
Pour les organismes vivants qui n’ont pas de moyens de défense, et qui sont traqués de tous côtés par la liberté qui refuse de s’avouer impossible, la clandestinité est la seule solution. Il est évidemment convénient à cet égard de rompre tous rapports avec elle, avec paix de l’esprit et uniforme nazi, mais je ne l’accepterais que si cela venait de gauche. Je suis insécurisé à cet égard, et je ne puis accepter que des produits garantis d’origine. Le label est de toute importance en matière de paix de l’esprit, car on sait avec lui que la matière est louable. Il n’y a pas en ce moment, heureusement, de vraie menace fasciste, car tout se passe très bien sans ça. Les gens qui vous menacent de péril fasciste s’accrochent à un espoir désespéré et à une raison de vivre. Je sais bien que l’uniforme fasciste me cacherait mieux que la clandestinité intérieure, mais le présent est un ouvrage sur les pythons, et je sais avec expérience, observation personnelle et certitude que les pythons rêvent de tout autre chose, car ils savent qu’à la fin, c’est avec leur peau que l’on fabriquera les bottes, les boucliers et les ceinturons, avec manteaux de cuir à six heures du matin. Je me suis donc aménagé toutes sortes de cachettes intérieures et de possibilités de repli sur moi-même, car cette question de l’habitat est la première qui se pose aux pythons dans un agglomérat de dix millions de personnes, avec va-et-vient. Et lorsque je sors de là pour aller au bureau ou chez les bonnes putes, je ne risque pas grand-chose, parce que les gens dans l’agglomérat parisien n’ont pas le temps, à cause des difficultés de circulation dans l’existoir.
Je pus enfin quitter le café d’un air innocent et vis arriver M lle Dreyfus à neuf heures pile. Elle me fit un très beau sourire avec ses lèvres et ses muscles faciaux, en entrant dans l’ascenseur. J’étais très ému, car lorsque les amoureux se revoient après la première rencontre dans l’intimité, il y a toujours une certaine gêne, une nervosité compréhensible. C’est la psychologie qui fait ça. Je ne savais même pas si elle avait des parents à Paris et si elle les avait mis au courant. Et il vaut mieux qu’il y ait des choses qui restent timides, qui ne soient jamais dites. Il y a déjà tant de mégots qu’on ramasse sous les pieds des autres.
— Bonjour. Vous nous avez reçus très gentiment samedi.
Là, j’ai été formidable. Je saisis l’occasion en vol et j’ai fait un pas de géant.
— Vous allez parfois au cinéma ? demandai-je.
Comme ça, très décontracté. Il y avait cinq personnes dans l’ascenseur et ça a fait l’effet d’une bombe. Enfin, ça m’a fait l’effet d’une bombe. Les autres faisaient comme si rien n’était. Ils n’avaient pas l’air de comprendre que j’invitais M lleDreyfus au cinéma, tout simplement.
— Très rarement. Quand je rentre chez moi, le soir, je suis très fatiguée… le dimanche, je me repose.
Elle me faisait ainsi comprendre que pour moi, elle ferait une exception. Et aussi, qu’elle ne traînait pas dehors mais s’occupait de son intérieur, faisait la cuisine, soignait nos enfants, en attendant mon retour à la maison. J’allais aussi sec lui proposer de sortir ensemble, le dimanche prochain, mais on était arrivé. On s’est retrouvé sur le palier et elle me dit avant de se diriger vers son bureau d’un air plein de sens :
— Vous vivez vraiment très seul.
C’était dans le sac. On ne peut pas être plus clair sur le palier.
— Il faut vraiment se sentir sans personne pour vivre avec un python… Allez, à un de ces jours, peut-être.
Je restai là rayonnant à respirer son parfum. Elle me resourit avant de partir, en écartant les lèvres par une contraction musculaire, et le sourire est resté sur le palier un bon moment, avec le parfum. Je suis arrivé devant mon IBM avec un quart d’heure de retard, j’ai dû demeurer sur le palier un quart d’heure avec son sourire.
Je sentais que les événements se précipitaient et je décidai d’acheter un bouquet de fleurs et de lui faire une surprise. Au lieu d’être en bas devant l’ascenseur, comme tous les jours que Dieu fait, j’allais me placer en haut, sur le palier, et elle allait s’inquiéter, se demandant ce qui m’était arrivé pendant tout le voyage, si j’étais peut-être malade et boum ! elle allait tomber sur moi en sortant, qui l’attendais, un bouquet de violettes à la main, d’où émotion, aveux et banc du Luxembourg en fleurs sous les marronniers.
J’ai passé une nuit formidable. Ça chantait en moi avec chœurs et tympans, tous en costumes folkloriques, c’était la fête, toutes les places étaient prises jusqu’au moindre recoin. Je souriais dans le noir avec applaudissements. Parfois je sortais pour saluer. J’avais placé le bouquet de violettes dans un verre d’eau, car il ne leur en faut pas davantage. C’est fou ce qu’une présence féminine peut faire pour un intérieur.
Je fus sur le palier du neuvième étage à huit heures quarante-cinq, pour le cas où M lleDreyfus serait en avance, dans son impatience. Je me tenais prêt à ouvrir devant la porte de l’ascenseur, le bouquet de violettes à la main.
Neuf heures, neuf heures cinq, rien. Les autres employés arrivaient les uns après les autres et je finis par ne plus leur ouvrir la porte, pour éviter l’infériorité.
Neuf heures quinze.
Vingt.
Rien.
Eh bien, je ne me suis pas replié. J’ai tenu bon, sans céder un pouce du terrain plutôt que de reculer, malgré les sourires amusés, sans céder à leur caractère humain, inhumain, enfin, l’un dans l’autre. Avec le bouquet de violettes, qui continuait à sentir bon.
À neuf heures vingt-cinq, toujours pas de M lleDreyfus. J’avais très chaud, j’étais couvert de sueur froide, je commençais à me nouer. Et puis, je compris dans une illumination que M lle Dreyfus m’attendait en bas, devant l’ascenseur, pour le prendre comme d’habitude et plus que jamais ensemble, et ne me voyant pas arriver, elle attendait toujours. Je ne fis ni une ni deux et dégringolai les neuf étages, mais elle n’était plus là, l’ascenseur venait justement de remonter et elle l’avait pris de guerre lasse et je regrimpai les neuf étages au grand galop mais trop tard, il n’y avait plus personne sur le palier et l’ascenseur redescendait. L’idée du terrible malentendu qui me menaçait de toutes parts, car M lle Dreyfus pensait peut-être que je lui faisais faux bond, que j’avais changé d’avis au dernier moment parce qu’elle était une Noire, me causa un tel choc que je dus m’asseoir sur les marches avec mon bouquet de violettes dans le verre d’eau à mes côtés. C’était terrible. Je ne demandais qu’une seule chose : avoir des enfants Noirs, qu’on puisse se serrer les coudes au sein d’une même famille, eux, moi, M lleDreyfus et Gros-Câlin. J’étais même prêt à vivre avec eux dans une caverne comme à leurs origines. Le racisme m’est une chose complètement étrangère, j’ai tout ce qu’il faut pour ça. Il fallait mettre fin à ce malentendu coûte que coûte. M lle Dreyfus était sans doute dans son bureau, en train de se sentir seule et humiliée.
Je n’ai pas hésité une seconde. J’ai fait le tour de tous les bureaux, mon bouquet de violettes à la main dans un verre d’eau. Je ne regardais même pas les noms sur les portes qui riaient de moi. J’y allais de main morte. Mais ce qu’on appelle morte, décapitée et en plus, avec l’absence de tout le reste. J’ouvrais, j’entrais, sans même dire bonjour : à ce moment-là, j’étais capable de tout. Je me suis trouvé ainsi dans le bureau du directeur, le bouquet tendu.
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