Inversement, le Gros qui voit poindre les rayons dorés de la Victoire passe le grand développement et s'envole. Berthe attaque un ultime toast d'un geste sans âme. Ses quenottes carnassières font soudain les timides. La couvée d'esturgeons répandue sur le pain bis paraît la déprimer. Elle grignote un petit bout gros comme une virgule. Mais cette virgule, en réalité, c'est un point final. La voilà qui renonce. Tout le monde frissonne, saisi par la grandeur du moment. Il est des défaites qui ennoblissent, celle de Berthy est de celles-là.
Une larme perle au bord de ses vasistas. Un Henri IV ému la console. Une Charlotte Corday lui verse deux doigts de whisky. Un César-Impérator lui exprime l'admiration générale. Une Blanche de Castille lui masse les tempes. Elle est adoptée par l'assistance. Mes Béru remportent un gros succès d'estime. Alexandre-Benoît, héros magnanime de cette lutte ardente et noire (noire puisqu'il s'agissait de caviar) s'évente doucement la perruque. Il retient quelques borborygmes, en libère d'autres plus turbulents, et déclare avec le sourire modeste du vainqueur que tout ça n'est rien et qu'il fera mieux la prochaine fois. Malgré cette affirmation, on le devine un peu saturé. Lorsque l'intérêt dont il est l'objet se désunit, il va s'abattre sur un canapé comme un albatros épuisé s'abat sur un récif.
Je l'y rejoins.
— Qu'en penses-tu ! s'inquiète-t-il.
Je pose ma main sur son épaule.
— Soldat, fais-je, je suis content de vous !
Il a un soupir convulsif, puis son beau visage altier s'épanouit comme un volubilis aux approches de l'aube.
— Tiens, fait le Gravos, pour me permettre de reprendre souffle, tu vas me causer un peu d'histoire.
Devançant mes protestations, il s'empresse d'ajouter :
— Dis-moi pas que l'endroit est pas choisi ! On se croirait au Musée Grévin, ici. Montre-moi un chouîa les costars avec leurs références… On en était à Louis XI. Mec, tu l'aperçois dans les parages, ce citoyen ?
Je me détranche farouchement et je finis par découvrir un individu chafouin dont la tenue et la morphologie évoquent irrésistiblement le gamin de Charles VII.
— Là-bas, dans l'embrasure de la fenêtre, le Béru désigné-je.
— Le tordu qui fait du gringue à cette tarderie ?
— Soi-même ! Admire le bada verdi avec les médailles. La cape de drap gris, les chausses ternes, le cheveu raide…
Bérurier-le-Débonnaire fait la moue.
— Pas reluisant, ton roi de France ! Je veux pas vexer la monarchie, mais il avait la dégaine clodo. Quand il recevait un king étranger et qu'ils allaient ranimer la flamme sous l'Arc de Triomphe, y devait faire un peu miteux sur les Champs-Elysées. Surtout qu'en général, les souverains en visite ils se collent leur couronne des dimanches pour venir à Pantruche !
Réprobateur, il branle le chef.
— Et après ce macaque, San-A, qu'est-ce qu'on annonce ?
— Charles VIII !
— Mince, encore un Chariot, c't'une marotte ! Dis-moi tout de suite : il y en a eu combien jusqu'à ce jour ?
— Onze, réponds-je.
Berthy qui a surmonté sa défaillance vient nous rejoindre.
— De quoi vous causez ? s'informe la douce pâquerette.
— Tu le devines pas, non ! objecte son vainqueur.
— De l'Histoire ?
— En personne, assure le Gros. San-A se préparait à dire sur Charles VIII. Vas-y, San-A !
— Il n'avait que treize ans à la mort de papa Louis XI. C'est sa frangine, Anne de Beaujeu, qui a assuré l'intérim. Une fille pleine de jugeote ! Sa grande idée c'était de réunir la Bretagne au royaume.
— Pourquoi ! m'arrête B.B., la Bretagne n'était pas française.
— Non, elle était bretonne.
Bérurier secoue la tête.
— Quand je pense que j'ai aussi du sang breton par un ami de ma mère ! Des étrangers, voilà ce que nous sommes tous, nous autres Français. D'où que tu soyes originaire, t'apprends que jadis c'était pas français. Pour les autres patelins, c'était du kif ?
— C'était du kif, oui, Béru.
— Alors en ce cas pourquoi que les hommes se tirent la bourre pour les frontières, le patriotisme et tout le toutim drapeauteux ?
— C'est une question qu'on ne doit pas se poser, Béru, ni surtout poser à des contemporains si l'on ne veut pas passer pour un galeux. Ne dis jamais à personne, que la seule vraie patrie de l'homme c'est l'homme, parce qu'alors on te prendrait pour un fou, un illuminé, un communiste, un anarchiste, un décadent, un dévoyé, un refoulé, un apatride, un barbare, un inadapté ou pour un poète, ce qui est pire que tout. Laisse faire les cartographes. Tout le monde croit à leur job bien qu'ils dessinent les frontières en pointillés et qu'ils aient une gomme dans l'autre main, toujours prête à effacer le tracé en cours.
— Alors, cette Anne de Beaujeu, que vous causiez ? s'impatiente la Gravosse.
— Elle arrive, beau Connétable. C'était une môme aussi habile que son dabe. Pour annexer la Bretagne, elle a usé d'une astuce très simple, elle a marié son jeune frère à l'héritière du duché breton : Anne.
— Elles s'appelaient toutes les deux pareil ? s'étonne Berthy.
— Yes, Madame.
— Le château des rois de France c'est devenu les deux Anne se tord le Mastar.
— Je le replacerai, promets-je [26] Dont acte
. Donc Charles VIII épouse la petite Bretonne et se met à régner. Ce fut dommage pour la France. Louis XI et sa môme étaient des personnes sages, et qui avaient du chou. Mais le Charles, lui, il était plutôt braque. Au lieu d'administrer le magasin de France gentiment, il est parti en guerre contre les Ritals afin de conquérir le royaume de Naples.
— Quelle idée ! S'il aimait Napoli, il avait qu'à aller y passer ses vacances, comme tout le monde ! réprouve Bérurier, porte-parole de la sagesse ! Et alors, il l'a conquéri ou quoi, ce fameux royaume ?
— Pour commencer, oui. Mais si les guerriers napolitains furent battus, leurs bonnes femmes prirent une éclatante revanche.
— Toutes des Jeanne d'Arc, les Napolitaines ? s'étonne Berthe.
— Non. Elles ont battu l'armée française parce qu'au contraire, elles n'étaient pas des saintes. Ces dames dont les charmes ne sont plus à vanter depuis que le Touring-Club existe, ont plongé les soldats français dans des délices mauvaises pour la forme d'un militaire. L'occupation napolitaine ç'a été paradisiaque, mes amis. Du moins pendant quelque temps car nos troufions ont vite contracté une sale maladie.
— La chtouille ? devine Béru.
— Elle-même, Gros. Et fais confiance, elle était plutôt mauvaise à cette époque. Les fantassins à Charles VIII avaient le bigoudi-verseur qui partait en brioche, et leur moral avec lui. Un vrai fléau ! Tout le monde y avait droit : les généraux comme les hommes de troupe !
— Et le roi ? interroge Berthe, retenant son souffle.
— Lui aussi, chère Berthy. Il aimait la bagatelle et il a eu son petit cadeau ! Ces messieurs ont fini par abandonner leurs conquêtes (les conquêtes territoriales et les autres) pour le go home inévitable.
— C'est leurs bourgeoises qui ont dû être contentes, ricane Sa Majesté. Ces dames qui sautent sur leurs glorieux guerriers, histoire de pavoiser et qui constatent que Popaul s'est fait la valise pendant le voyage, c'est décourageant, non ? Ils avaient droit à une pension de grands invalides, au moins, les pauvres biquets ?
— J'en doute, Gros.
— II y avait pire ! renchérit Berthe dont la rapidité de vue est plus fulgurante que l'éclair. Je parle de ceux qui pouvaient encore faire du service et qui leur ont passé ce vilain mal à leurs dames, vous imaginez un peu !
Au lieu de s'apitoyer, ça le fait glousser, Béru, cette idée.
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