Au beau mitan de la discussion, un ronflement sonore éclate. Ça ressemble à une fusée de Cap Canaveral au moment où l'ingénieur chargé de la mise à feu crie « Nom de D… » en anglais.
On regarde le Connétable Du Guesclin qui en écrase, la visière de son casque au ras de sa bouche béante.
— Vous voyez, jeune homme, reproche le Mastar au phraseur, l'effet de vos histoires de défroqués sur Madame ?
Il en est soufflé, l'homme à thèses et il se tait illico, troublé. Brusquement, j'avise à quelques pas de là, affalé sur une banquette, un François I erventripotent.
— Regardez, le désigné-je. Le voici, François I er!
Le Gros se dirige vers le personnage en question. Il s'agit d'un vieux podagre qui doit avoir des varices et porter un bandage herniaire. La barbe noire du zig se décolle.
Béru se penche sur lui et l'examine.
— Tu crois que le vrai avait cette bouillie en coin de rue sinistrée, San-A ? interroge-t-il à la cantonnade.
Le François I era du mal à réaliser que c'est de lui qu'il s'agit. Il mate son interlocuteur avec un effaremment des plus comiques. Encouragé par les rires qui fusent de notre groupe, sa Majesté ne se sent plus.
— T'es sûr qu'il avait un durillon de comptoir façon ballon de rugby ? poursuit-il en tapotant la bedaine du malheureux. Et qu'il avait aussi un œil qui disait m… à l'autre ? Et ses guitares, Gars, Louis XV, déjà, qu'elles étaient ?
Il saisit le bout de barbouze décollé et l'arrache.
— J'espère que son piège à macaroni tenait un peu mieux que ça, ou alors il devait pas avoir l'air flambard, le roi de France, s'il paumait sa barbichette pendant un mimi-ravageur !
— Madame, je vous en prie ! proteste le François I erdébarbé en reculant devant la main dévastatrice de cette Joconde en délire.
Ça l'amuse, Béru. C'est farce comme situation, voilà ce qu'il pense, notre cher et délicat poète.
— C'est pas de ma faute si vous êtes mon genre, mon pote, répond-il en faisant sa voix la plus féminine possible. Vous auriez dû vous déguiser en bonhomme Michelin, mais à part ça vous avez tout ce qu'il faut pour démolir le standing d'une ménagère de ma classe ! Vous avez le teint un peu plombé, mais avec quelques tasses de thé des Familles ça doit s'arranger.
On trépigne dans l'assistance. Le type mis sur la sellette essaie de se draper dans sa dignité, mais c'est duraille lorsqu'habitant le seizième arrondissement on porte des fringues du seizième siècle. Il finit par battre en retraite, ce qui contrarie un tantinet ma jeune hôtesse.
— C'est l'Emir de Kamalpartou, explique-t-elle.
Béru a entendu, il se ferme.
— Fallait le dire, alors son teint bistre c'était de naissance ? Moi je croyais à une crise de foie.
Puis, se tournant vers moi :
— Il avait le teint comment, François I er?
— Fleuri. C'était un gai luron, délicat, paillard, aimant la bonne vie et les jolies filles. Sa cour était la plus scandaleuse d'Europe. Il ne pouvait voir une femme convenablement carrossée sans éprouver dare-dare des démangeaisons dans le trémolaire bougnazé.
— T'entends, Berthe ! clame Bérurier.
Mais Berthe continue d'offrir son meeting Orlyesque. En ce moment, elle bruite l'exercice acrobatique d'une escadrille de Vampires. Son Jules la réveille discrètement en lui flanquant un coup de savate dans les tibias. La frêle fleurette des champs (d'épandage) coupe les gaz et remue. Derrière le heaume, sa voix feutrée demande à Béru pourquoi il la réveille en pleine nuit. Le Gros soulève la visière du casque, nous découvrant ainsi la bouille écarlate de sa baleine.
— Tu avais fermé les volets ? bredouille la dame, mal éveillée.
Elle mate les alentours et reprend conscience.
— Mande pardon, gazouille la fauvette des bois, je crois que je m'étais un peu assoupie. Que fait-on ?
— On continue de dire sur François I er, la renseigne le Gros Chérubin. Paraît que c'était un terrible du tiroir du bas, hein, San-A ?
— La petite et la grande Histoire sont pleines de ses prouesses galantes !
— Sa cour, traduit Béru, c'était un vrai f… II calçait toutes les frangines qui draguaient à sa portée.
Le Connétable retire son heaume. Elle veut tout entendre.
— On affirme qu'il lui arrivait d'honorer ses favorites jusqu'à dix fois par nuit !
Les demoiselles gloussent, énervées par la précision. Béru, lui, hoche la tête.
— Tu parles d'un appétit ! Il avait un marteau pneumatique dans le kangourou, je m'explique pas, sinon !
— En ce début de siècle, continué-je, trois monarques exceptionnels régnaient sur l'Europe, et même sur le monde. C'étaient… Allons, mesdemoiselles ! Voyons un peu si vous le savez ?
Mais les souris ne mouftent pas. C'est le boutonneux de la Réforme qui récite à toute vibure : François I er, Henri VIII et Charles Quint !
— Merci, Mademoiselle, lui dis-je.
Et je reprends mon cours.
— Trois souverains de ce poids, c'est beaucoup en même temps. Et puis trois c'est pas un chiffre. Ces bons sires ont passé leur règne à s'allier et à se tirer dans les tiges alternativement.
— Lequel c'était qui faisait le mieux marron les deux autres ? demande Béru.
— Charles Quint sans aucun doute, assuré-je. Il fut nommé empereur alors que notre François national guignait le poste. On disait de Charles Quint que jamais le soleil ne se couchait sur ses États. De l'Autriche à l'Amérique du Sud, il en avait un paquet !
— Un colonialiste, quoi ! résume Béru. II a bien fait de canner parce que de nos jours c'aurait t'été sa fête !
— François I erétait jalmince comme un teigneux de voir la puissance du roi d'Espagne. Il a voulu s'allier au roi d'Angleterre, Henri VIII, vous savez : le gros qui a eu six femmes, qui a envoyé le Pape chez Plumeau et qui bouffait le poulet avec les doigts.
— Un mec qui savait vivre, conclut Béru. Dommage qu'il eusse t'été anglais. Je le vois assez dans le rôle du roi de France.
Et il ajoute finement :
— Il devait toujours être en état d'alerte avec ses six reines !
Le jeu de mot est mauvais, mais faut le faire. Il y a quelques protestations des demoiselles à qui le régime biscotte ne réussit pas ; pourtant dans l'ensemble on apprécie.
— Ce projet d'alliance a donc provoqué l'entrevue du Camp du Drap d'Or sans lequel l'imagerie française ne serait que ce qu'elle est.
— Watt Isis ? demande mon ami.
— Pour épater le roi d'Angleterre, François I era mis le paquet. Les tentes du camp étaient tissées de fil d'or. A l'intérieur, il y avait des tapisseries, des pierres précieuses, des mets délicats, des filles resplendissantes…
— J'aurais aimé être l'invité d'honneur de la semaine, rêvasse le Gros.
— T'as l'esprit de lustre ! lui reproche hargneusement son paquet de saindoux, ça te perdra, Alexandre-Benoît ; ça te perdra !
Béru explique qu'il n'y a pas de mal à vouloir connaître le Drap d'Or. Il a toujours été attiré par le beau, le délicat, et la meilleure des preuves c'est qu'il a épousé Berthe. La voilà calmée, l'ogresse. Il a l'air comme ça d'un voltigeur Béru, mais ne vous y fiez point ; en réalité, c'est un diplomate.
— Le Rosbif a dû en prendre plein les carreaux, non ? murmure-t-il. S'il radinait de la Tour de London, ton Henri VIII, avec ses reines aux ratiches format Gaveau, le Drap d'Or pour lui ç'a été le Cinérama.
— Un peu trop même, car il n'a pas pardonné ce déploiement de luxe à son collègue français. Notre excellent camarade François I er, des concerts du Louvre, a commis une immense erreur de psychologie. Il a voulu éblouir sans comprendre qu'en éblouissant il humiliait ! Quand les deux rois se sont séparés après avoir bien fait la foiridon, Henri VIII a couru signer un traité d'alliance avec le rusé Charles Quint. Ce dernier détenait la vraie puissance, il pouvait se permettre d'être modeste.
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