Ils se regardent, l'un attendant que l'autre prenne l'initiative de la question, mais comme ça tarde, ils lâchent avec le même ensemble :
— Qu'est-ce qu'on leur a fait ?
Je souffle un peu sur leur curiosité pour l'attiser, puis j'explique :
— Pour commencer, on leur a coupé… l'objet du délit et ses accessoires.
— Qu'entendez-vous par là, Commissaire ? n'ose comprendre Berthy.
— Ma parole, t'es rudement prude dans ton genre, ma petite Berthe ! s'exclame Béru. Tu te rends compte : ces pauvres gars, comme ils devaient se sentir seuls après le coup de rasoir !
— Et ça n'était qu'un hors-d'œuvre, si j'ose dire, enchaîné-je.
— Drôle de hors-d'œuvre, murmure Béru qui imagine le supplice.
— Après cela, on les a écorchés vifs ! Puis écartelés ! Et enfin on leur a coupé la tête !
— Et tu dis que c'est leur belle-sœur qui avait annoncé la couleur au roi ?
— Oui, par jalousie de femme. Disons pour sa défense qu'elle était mariée à un homosexuel.
— Pourquoi qu'elle serait pas plutôt été aussi à la Tour, au lieu de rapiner ? Surtout qu'avec un mari de la jaquette elle aurait eu droit aux circonstances exténuantes, non ! Un qui devait avoir le cœur en ciment armé, c'est ton Lebel. Faire des atrocités pareilles à des braves types qui n'ont fait que se servir du matériel que le Bon Dieu leur a fourni, je proteste. Et les maris, qu'est-ce qu'ils en disaient ?
— Ils la bouclaient, à cause du père.
— Je vois ce travail : des navetons ?
— Après la mort de Philippe-le-Bel, ils ont régné a tour de rôle, mais très peu de temps…
— Y avait la rubéole au Louvre ?
— Il y avait surtout de l'arsenic. A cette époque, le poison s'administrait aussi facilement que de l'aspirine.
— Bref, valait mieux boire son Évian fruité à même le goulot ?
— Et comment ! Donc ils sont morts jeunes, et sans laisser d'enfants mâles. Or, en ce temps-là, une loi interdisait aux femmes de monter sur le trône.
— J'ai lu un truc à ce sujet, sursaute le Gros. Ça s'appelait, si mes souvenirs sont exacts, la loi salingue.
— Salique !
— Chicanons pas, boude mon ami.
— Comme les femmes n'avaient pas le droit de régner, c'est le fils d'Isabelle, la belle-sœur délatrice, Edouard III d'Angleterre, qui a fait valoir ses droits à la Couronne de France. Après tout, il était le petit-fils de Philippe-le-Bel, lui aussi, comprenez-vous ? Son dernier descendant mâle !
— Mais tu disais que le bonhomme de cette dame était de la joyeuse pédale londonienne ! s'étonne mon élève qui commence à s'y perdre.
— Faut croire qu'il était à voile et à vapeur, puisqu'il a eu un héritier !
Sa Majesté cligne de l'œil.
— J'ai idée que cette Isabelle devait pas avoir la blancheur Persil, elle non plus.
— Bref, coupé-je. Toujours est-il que son rejeton a décidé d'être roi de France ! Une guerre a donc commencé entre lui et Philippe de Valois, neveu de Philippe-le-Bel, qu'on avait déjà sacré. Savez-vous combien de temps elle devait durer, cette guerre ?
— Non ! clament les époux.
— Un siècle, lancé-je.
Béru hoche la tête et murmure après un temps de réflexion :
— Comme la guerre de Cent Ans, alors ?
J'en reste baba.
— Mais c'était la guerre de Cent Ans, Gros !
— Tu mendieras tant !
Il pousse du coude son cétacé.
— Cent piges de riflette, Berthe, tu juges ? Il devait avoir des champignons sous le casque, le fantassin, quand il rentrait dans ses foyers !
Lecture :
LES FAUTES DE GOUT DU BARBIER BÉRUDAN
Louix X (dit le Hutin) passa sa main maigrichonne sur ses joues rasées de frais tout en examinant sa pauvre figure dans la glace que lui tenait, Bérudan, son barbier.
Il songeait, mélancoliquement, qu'il avait plutôt une pauvre gueule pour un roi de France. Être le fils d'un monarque surnommé le Bel et trimbaler cette physionomie de sacristain, c'était vraiment une ironie du sort.
— Je vous fais les pattes, Sire ? interrogea le gros Bérudan.
Le Hutin hocha la tête. C'était inutile. Lors, Bérudan [18] Tout porte à croire que ce barbier était apparenté à Buridan, le rescapé de la Tour de Nesle, l'homme qui avait plus d'un tour dans son sac, puisqu'il était parvenu à sortir de celui dans lequel Jeanne de Navarre l'avait fait coudre.
se mit à lotionner copieusement les joues du roi afin de les débarrasser de toutes traces de savon.
Philippe de Valois, le cousin du Hutin, souleva la portière de la tente.
— Alors, mon cousin, interpella-t-il, on se prépare pour la fête ?
— On se prépare, murmura Louis X.
— Pour un homme qui va se marier incessamment, vous ne paraissez guère enthousiaste, mon cousin ! observa Valois avec un brin d'ironie.
Louis X était un être faible qui éprouvait sans cesse le besoin de se confier, même à ceux qui pouvaient (comme c'était le cas de Philippe) se réjouir de ses malheurs. Il désigna un délicat portrait accroché à un pieu de la tente. Le tableau était magnifique. Il représentait une ravissante fille blonde aux yeux d'azur dont les traits harmonieux émouvaient par leur finesse et leur grâce. Il s'agissait du portrait de Clémence de Hongrie, que le roi allait épouser quelques heures plus tard sans l'avoir encore jamais vue.
— Je redoute tout de la rencontre qui va se produire, Philippe, avoua le Hutin.
— Pourquoi diable, mon cousin ?
Le Hutin désigna sa triste figure jaunâtre qui se reflétait dans le miroir.
— Elle est si belle et je suis si laid !
Valois partit d'un grand éclat de rire.
— Allons donc, Louis ! Vous n'êtes point si mal que cela ! Et puis vous êtes roi. Quand on est roi, on n'est jamais laid !
Quelque peu réconforté, Louis se leva pour contempler de plus près l'image de sa fiancée. Clémence arrivait de Naples pour le mariage qu'on allait célébrer à Saint-Lyé en Champagne.
Cette nouvelle union effrayait le Hutin, pas seulement pour la raison qu'il venait de donner, mais parce qu'il avait mauvaise conscience. Époux malheureux de la frivole Marguerite de Bourgogne, il s'était rendu veuf de la débauchée en la faisant proprement étrangler dans son cachot de Château-Gaillard. Les remords ne le taraudaient pas outre mesure : après tout, la gueuse n'avait eu que ce qu'elle méritait. Mais le Hutin redoutait la Justice divine et la malédiction du Grand Maître des Templiers sur son bûcher le harcelait jour et nuit.
Valois, qui l'avait rejoint devant le tableau, eut un hochement de menton admiratif.
— Par Dieu, comme elle est belle ! soupira-t-il avec un peu d'envie.
— Il paraît qu'elle est mieux encore au naturel, renchérit le roi, flatté par la remarque. N'est-ce pas, Bérudan ?
— C'est le soleil fait femme, répartit le barbier.
Valois considéra ce gros bonhomme aux paupières bouffies et à la bouche charnue.
— Tu la connais donc, l'ami ?
— J'ai eu l'honneur d'être dépêché à Naples par Messire le roi avant ses représentants chargés de demander la main de Madame de Hongrie, expliqua le barbier.
Valois regarda son cousin avec étonnement. Expédier son barbier pour une telle mission, c'était bien là une de ces idées saugrenues dont le pauvre Hutin avait le secret.
— Je me fie beaucoup au jugement de Bérudan, expliqua Louis X en rosissant (il avait le teint trop plombé pour pouvoir rougir vraiment).
Et il poursuivit :
— Avant de solliciter la main de Clémence, je tenais à m'assurer qu'elle était agréable d'aspect. Bérudan me l'a certifié. Ce tableau que j'ai reçu par la suite n'a fait que confirmer ses dires.
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