— Si Odile nous voyait manger ici, glissa Blake, elle ne serait pas contente.
— J’espère que tout se passe bien entre elle et Philippe…
— Nous verrons en rentrant. Pourvu qu’on n’en retrouve pas un assommé, étendu de tout son long au milieu des chatons en train de jouer avec le corps inerte…
— Je verrais bien Philippe en victime.
— Même pronostic.
Lorsque les pizzas furent servies, Andrew déclara :
— Il faut que je te parle sérieusement, Manon. Mais c’est assez difficile pour moi… J’ai encore besoin de toi. Je suis un peu perdu et je pense que tu peux me guider.
— Vous ? Besoin de moi ?
— C’est au sujet de ma fille… Je suis désolé de te poser la question aussi brutalement, mais j’ai besoin de savoir.
Il prit une inspiration et se lança.
— Si ton père reprenait contact avec toi, comment rêverais-tu que ça se passe ? Que souhaiterais-tu qu’il te dise ?
Manon venait de piquer une bouchée de pizza. Elle suspendit son geste et posa sa fourchette. Elle regarda Blake avec un mélange de douceur et de tristesse.
— Vous ne pouvez pas en être au même point que cet individu, murmura-t-elle. Mon père nous a abandonnées, ma mère et moi. Il n’a rien assumé, rien regretté. Il n’a jamais fêté mon anniversaire ou cherché à savoir si je travaillais bien à l’école. Je considère que je n’ai jamais eu de père. Vous n’êtes pas du tout le même genre d’homme. Quand je vous entends parler de votre femme, quand je vous vois prendre soin des autres, je n’ai aucun doute sur ce point. J’aurais adoré que vous soyez mon père, mais être votre amie est déjà une grande chance. Qu’avez-vous fait de si grave à votre fille pour vous mettre dans un tel état ?
— Je l’ai laissée tomber. Depuis que sa mère n’est plus là, je l’ai abandonnée. Je ne sais même plus à quand remonte la dernière fois que nous avons été proches. Quand perd-on le lien ? À quel moment l’ai-je perdue ? À la mort de Diane, Sarah s’est montrée très courageuse. Je l’ai laissée se débrouiller toute seule parce je n’avais déjà pas assez de force pour m’occuper de moi. Elle a appris à vivre sans compter sur son père. Je crois que le lien se perd lorsque les gens n’ont plus besoin de vous. Au début, un enfant ne voit que vous, il ne peut pas vivre sans ce que vous lui donnez. Ses bras se tendent vers vous dès qu’il vous aperçoit, ses yeux vous regardent. Et puis ses bras ne sont bientôt plus assez grands pour embrasser le monde qui s’offre à lui et, logiquement, il part à sa découverte. Il élargit son horizon et s’éloigne. Lorsque vous vous en rendez compte, il est déjà loin. En quelques mois, j’ai perdu ma femme et j’ai aussi perdu ma fille. Je me suis aperçu qu’elle n’avait plus besoin de moi. Il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais de lui dire que je m’en veux. J’aurais sans doute dû lui apporter un appui que je n’ai pas été en mesure d’offrir. Je voudrais lui faire comprendre qu’elle peut à nouveau compter sur moi.
— Il y a toujours un âge où, pour les enfants, la vie avec leurs parents ne représente plus la part la plus importante. Regardez ce qui m’arrive avec ma mère. On s’envoie des SMS, de plus en plus longs, et ça me va très bien. On fera la paix, mais la situation ne me rend plus malade. J’ai tourné la page. Vous-même m’aviez raconté comment vous étiez parti. Sarah a simplement coupé le cordon.
— Pas moi. J’ai besoin d’elle, j’ai besoin de lui être utile. J’adorais l’attendre, avoir rendez-vous avec elle. J’étais fou de joie lorsque je pouvais aller la chercher à l’école. Je me souviens encore de ce muret sur lequel je lui tenais la main pendant qu’elle courait. La dernière fois que nous sommes passés devant, c’est elle qui m’a aidé à m’y asseoir… Le temps passe et je suis là aujourd’hui, sans savoir comment m’y prendre pour l’approcher à nouveau. Je vais aller la voir en janvier et, quand elle m’attendra à l’aéroport, je ne sais même pas ce que je vais lui dire. Dois-je la prendre dans mes bras ? Dois-je lui parler dès que nous serons en voiture ? Si tu savais, Manon… Je passe des nuits à imaginer ce moment et à le répéter devant ma glace.
— N’ayez pas peur d’elle. À sa place, je voudrais que vous reveniez simplement, sans rien expliquer, et que vous repreniez votre place. Laissez la vie vous porter. Quelqu’un de bien m’a dit un jour qu’il fallait du temps pour savoir dire les choses simplement. C’est le moment.
La petite voiture filait dans le matin, Andrew était au volant et Philippe cramponné à l’accoudoir.
— Andrew, franchement, ton plan, je ne le sens pas bien du tout. Et par pitié, roule moins vite, c’est gelé.
— Il n’y a que deux façons de procéder : convaincre ou terrifier. Avec les abrutis, la terreur est toujours plus efficace. On se fatigue moins, ça va plus vite. Pas de phrases compliquées, pas d’imparfait du subjonctif. Juste l’impératif. Tu as ta cagoule ?
— J’ai pas envie de finir en taule.
— Fais-moi confiance.
— Et si elle nous reconnaît ?
— Impossible.
— Juste parce que tu portes mes vêtements et que je porte les tiens ?
— Le stress retire plus de la moitié des capacités de réflexion et, dans son cas à elle, il ne va pas rester grand-chose…
— Tu expliqueras ça au juge. En attendant, on a l’air de deux clowns, toi parce que c’est trop petit et moi parce que c’est beaucoup trop grand.
— Tu as choisi ton accent ?
— Ne recommence pas avec ça. C’est pas possible, ils ont dû te faire quelque chose à l’hôpital ! Tu es le fruit d’une expérience ratée. En essayant de soigner ta mémoire, ils ont réveillé une partie secrète de ton cortex. Ta tête a pris feu et ils t’ont éteint à coups de pelle. Résultat, c’est bibi qui va trinquer.
— Quelle expression stupide ! « C’est bibi qui va trinquer… » Et il va trinquer avec quoi, bibi ? Son apéritif capable de dissoudre les portes blindées ?
— Andrew, j’ai peur.
— Tu crois en Dieu ?
— Pas vraiment.
— Dommage, je t’aurais fait gober qu’il veillait sur nous. Tu peux toujours te dire que notre cause est juste.
— Ce matin, j’ai été obligé de mentir à Odile. Je n’aime pas ça.
— J’ai vu qu’elle te réparait ton pull avec beaucoup d’a…
— Avec une aiguille, l’arrêta Philippe. Rien d’autre. C’est la faute des chatons. Pendant notre dîner, ils ne nous ont pas laissé une seule minute de répit. Toujours à sauter sur la table, à essayer d’attraper ce qui bouge, à tirer sur la laine de mon pull ou à se casser la figure du haut du frigo. Ceci dit, on a bien rigolé. Ils sont vraiment mignons.
— « Votre » dîner ?
— Vas-y, moque-toi.
— Tu ne lui as pas jeté la salière, au moins ?
— On a parlé de plein de choses. C’était super.
— Tant mieux. Tu sais, Odile me parle souvent de toi. Elle trouve que tu es un homme surprenant, plein de qualités et de ressources. Elle m’a même dit que tu avais un petit grain de folie qui lui plaisait bien…
— C’est vrai ?
— On arrive, prépare-toi.
Philippe retomba de l’autre côté de la clôture et aida Andrew à la passer.
— Tu es certain qu’elle est seule ?
— À force de l’entendre raconter sa vie, j’ai récolté quelques infos.
En se faufilant entre les arbustes enneigés, ils contournèrent la belle maison cossue. Ayant repéré la véranda, Blake fit signe à son complice de s’arrêter à couvert.
— Mets tes gants et ta cagoule.
— Pourquoi c’est moi qui aurais la verte ? C’est nul, ça va me faire des yeux de mort-vivant. J’en aurais voulu une comme la tienne…
Читать дальше