— Ronsard.
— Comme le poète ?
— C’est ça.
— Non, désolé, je n’ai rien. Souhaitez-vous faire une réservation ?
— Vous êtes certain que rien n’est enregistré ?
— Pas au nom de Ronsard.
J’essaie de déchiffrer son registre à l’envers et ce que j’y découvre me surprend. Jamais je n’en aurais eu l’idée si je ne l’avais pas vu. Vérifions :
— Peut-être a-t-il réservé à mon nom ? Lavigne.
L’homme hoche la tête.
— En effet, nous avons bien une réservation enregistrée à ce nom. Marie Lavigne, vendredi, 20 heures.
— Je vous remercie. À vendredi.
Je ressors, secouée de ce que je viens de découvrir et de ce que cela implique. L’homme qui m’a fixé rendez-vous est un sacré rusé. S’est-il douté que je viendrais pour tenter de découvrir son nom ?
Je retourne à la voiture. À peine la portière refermée, les bruits de la nuit s’estompent. J’ai besoin de ce cocon de tranquillité dans lequel je peux m’entendre penser. Je suis face à l’hôtel illuminé et à d’innombrables questions. J’ai tout essayé pour identifier celui qui s’intéresse à moi. Je lui ai obéi, je l’ai guetté, je me suis placée dans des situations délicates. Je l’ai imaginé sous toutes les formes. À cause de lui, je me suis posé des centaines de questions. Grâce à lui, devrais-je dire.
Qui est cet homme ? Avec Benjamin dans le rôle, il aurait été jeune, beau et fougueux. Avec Sandro, il aurait été chaleureux, protecteur et loyal. Avec Vincent, il aurait été émouvant, extrêmement fin et attentionné. M. Dussart aurait été un parti très valorisant socialement.
À eux tous, ils forment un homme parfait, un compagnon idéal. Leurs qualités additionnées répondent à toutes les attentes qu’une femme peut avoir.
Mais est-ce vraiment à cela que j’aspire ? Suis-je en train de courir après un catalogue du bonheur ou après une rencontre ? À force de tout vérifier, de tout cartographier, ne suis-je pas en train de me priver de la belle expédition en terre inconnue qu’évoquait Alfredo ? Pourquoi serais-je condamnée à attendre qu’un homme daigne poser les yeux sur moi, n’ayant pour seules options que d’accepter ou de refuser ? Je peux aussi choisir mon voyage.
L’image d’Alexandre s’impose à nouveau. Cela m’arrive souvent ces derniers temps. En y réfléchissant, cela arriverait d’ailleurs encore plus fréquemment si je n’étais pas accaparée par l’auteur des lettres. Si j’osais choisir, je pencherais pour lui. Je ne le connais pas bien, mais tout ce que j’ai ressenti de lui m’a toujours plu. J’aime son regard qui n’est jamais dupe, sa capacité à s’investir quand il y croit, son intégrité, son aptitude à choisir une autre voie que celle qui lui est imposée. Et j’aime aussi ses cuisses !
J’ignore avec qui je vais dîner vendredi soir, mais je sais qui je vais tenter d’inviter dès demain.
Je redémarre. Cette fois, je sais où aller. Je veux rentrer chez moi. Je veux faire un câlin à mon chat. En attendant, je roule et j’aime ça. On a moins peur de flâner quand on a trouvé son chemin. J’allume la radio. Je passe de station en station. Je monte le volume. Les chansons me font un drôle d’effet. Les mélodies et les paroles résonnent en moi. J’en reconnais beaucoup que j’avais oubliées. Je les retrouve avec leur cortège d’émotions. Au moment où j’arrive à mon adresse, celle qui passe évoque un amour qui commence, une histoire dans laquelle celui qui aime a peur de choisir. C’était un tube quand je faisais mes études. Je ne l’avais jamais autant ressentie que ce soir. Je me gare. Presque malgré moi, j’en fredonne les paroles que j’aurais cru avoir oubliées. Depuis combien de temps n’étais-je pas restée quelque part pour attendre la fin d’une chanson ? La rage de vivre me porte, et un sentiment nouveau me consume.
En pénétrant dans le bâtiment technique, je m’aperçois que la planche de seuil pour les chariots a disparu. Notelho l’aurait-il confisquée pour la brûler et ainsi exorciser ses peurs ? Je n’ai pas le temps d’y réfléchir.
— Bonjour Sandro.
— Bonjour Marie.
— Tu es seul ?
— Alexandre et Kévin sont dehors avec un transporteur, ils vont revenir d’une minute à l’autre. Tu peux les attendre si tu veux.
— Non, c’est toi que je voulais voir. J’ai besoin de ton aide.
— Tout va bien ?
— Tu vas me le dire. Voilà, c’est un peu gênant… Je voudrais inviter Alexandre à dîner.
— Où est le problème ?
— J’ai cru comprendre qu’il était déjà engagé dans une histoire compliquée…
Sandro hésite puis, saisissant les implications de ma remarque, s’exclame :
— Ah, d’accord ! Tu ne veux pas l’inviter comme un collègue. Il t’intéresse perso !
— Tu n’as qu’à hurler plus fort, comme ça, avec l’écho, toute la zone industrielle sera au courant.
— Désolé.
— Tu sais quelque chose à propos de sa relation ?
— Il est discret. Je n’ai pas pour habitude de balancer sur les histoires intimes des potes, mais étant donné ce que tu as fait pour moi, c’est bien le minimum. Je ne sais pas grand-chose mais je l’ai entendu dire à plusieurs reprises que ça n’allait pas durer.
Il me dévisage, goguenard, et ajoute :
— Alors comme ça, tu as des vues sur notre chef ? Tu l’aimes ?
Sa question directe me désarçonne.
— Disons que je pense beaucoup à lui. J’aimerais mieux le connaître.
— Tente ta chance. Vas-y.
— J’ai la trouille.
Il s’approche et me saisit par les épaules.
— Une très bonne amie m’a dit un jour : « N’aie pas peur. Que risques-tu ? » Toi qui as connu le pire, ne crains pas d’envisager le meilleur. Fais-toi confiance.
Un bruit de porte métallique résonne dans le hangar. Sandro me souffle :
— Tiens, le voilà justement qui revient. Je me charge de Kévin pour vous laisser tranquilles.
Je me retrouve seule, plantée au milieu du passage. Je tremble de peur et d’envie. Pour me rassurer, je me dis qu’au pire, je pourrai toujours aller au rendez-vous de vendredi. C’est déjà pas mal, mais ce n’est pas ce que je veux.
— Salut Marie.
Alexandre s’approche. Nous ne sommes pas dans la sphère privée, mais après un soupçon d’hésitation commun, nous nous faisons malgré tout la bise. Je dois être toute rouge. Je ne l’avais jamais franchement envisagé comme autre chose qu’un ami jusque-là, mais puisque j’ai franchi la ligne…
— Marie, je sais que je t’avais dit que je donnerais ma réponse aujourd’hui pour l’argent que je peux placer, mais je n’ai pas eu le temps de faire mes comptes.
— Ne t’en fais pas, ce n’est pas pour cela que je viens.
— Ah bon ? Qu’y a-t-il pour ton service ?
— Pourrais-tu venir…
J’ai du mal à finir ma phrase. Devant mon hésitation, il complète avec ce qui lui semble le plus rationnel :
— … chez toi ? Tu as encore des meubles à déplacer ? Il faut voir quand les garçons sont dispos, on va vérifier ça tout de suite…
— Non, ce n’est pas la peine, je n’ai besoin que de toi.
— Des étagères à poser ?
— Oui, c’est ça. Quand es-tu disponible ?
— C’est urgent ?
— Si possible avant vendredi. J’ai ma mère à dîner et je voudrais que ce soit tout beau…
En deux phrases, j’ai réussi à me dégonfler et à mentir. Brillant ! Par contre, je trouve que « je n’ai besoin que de toi » correspond assez bien à une réalité dont je prends un peu plus conscience. Il réfléchit et propose :
— Je dois pouvoir me libérer pour demain soir. Ça te va ?
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