Il paraît un peu sonné, mais les crapules réfléchissent vite quand elles se savent acculées. Avec un geste de lassitude, il demande :
— À combien se monte votre offre ?
Je ne laisse même pas le temps à Vincent de répondre :
— Peu importe, monsieur Deblais. Nous ne sommes plus en négociations. Vous allez l’accepter, un point c’est tout.
— Vous ne vous en sortirez pas comme ça.
— Ne nous menacez pas. Je n’ai qu’un numéro à composer et vous vous expliquerez avec votre femme, ses amis et sa famille. Votre gentille cocotte a-t-elle été suffisamment claire ?
— Je vous avertis : vous jouez un jeu dangereux.
— C’est vous qui avez lancé la partie et nous avons désormais les cartes en main. N’oubliez pas : ce soir, vous faites passer notre offre et demain, la nouvelle direction offre le champagne.
— Vous ne tiendrez pas longtemps. Personne ne vous suivra. Surtout pas ici.
C’est le bon moment : je croise les doigts dans mon dos. En quelques instants, la quasi-totalité du personnel vient se masser devant les baies vitrées du bureau de Deblais. Ils sont tous là et le fixent. Vu de l’intérieur, on dirait une attaque de zombies dans le pire niveau d’un jeu vidéo. Si Pétula s’arrache la tête, je tombe dans les pommes. Tout à coup, je ne sais pas pourquoi, Valérie relève son pull et exhibe son soutien-gorge. Il ne faudrait pas que ça devienne une habitude.
Le plus difficile n’a pas été de préparer le repas, mais de trouver une étagère à fixer. J’ai demandé de l’aide à Alfredo, qui a tout de suite compris. Mais nous n’avions pas le temps de courir les magasins, alors il a vidé une de ses propres étagères remplie de livres et l’a lui-même démontée.
Il a aussi eu la gentillesse de me faire toutes mes courses chez le traiteur. Mon frigo est rempli à ras bord. Je suis parée. Au moins sur ce plan-là.
— Vous invitez celui qui vous a écrit les lettres ?
— Non. C’est un autre. Lui, je l’ai choisi.
— À la bonne heure. Vous avez décidé de reprendre votre destin en main. Je vous souhaite qu’il soit la bonne pièce de votre puzzle. Pensez tout de même à me rendre mon étagère.
— Promis, je la démonte dans quelques jours et je vous la rapporte.
— Elle est compliquée votre histoire, démonter une étagère pour la remonter chez vous et me la restituer ensuite… J’espère que le jeu en vaut la chandelle.
— Je l’espère aussi. Est-ce que ça vous embête si je vous emprunte aussi les livres pour la remplir ?
Paracétamol doit sentir que je ne suis pas dans mon état normal parce que pendant que je nettoie mon appartement, il me suit partout avec curiosité. Quand j’entre dans une pièce, il se poste à l’entrée et étire son petit cou autant qu’il peut pour ne pas me perdre de vue sans trop s’exposer.
Émilie, Caro et maman savent que je reçois un homme ce soir. Chacune m’a prodigué ses conseils mais si je les cumule, cela revient à ne rien dire, à ne rien montrer et à ne rien faire, sauf lui sauter dessus lorsque je l’aurai fait boire — à vrai dire, ce n’est ni ma mère ni ma sœur qui m’ont donné ce dernier conseil. Me voilà bien avancée. Je vais donc y aller à l’instinct, sans filet. Sandro m’a souhaité bonne chance et je parie qu’il en a aussi parlé à Kévin, qui s’est montré particulièrement chaleureux tout à l’heure quand j’ai quitté le bureau. À part ça, on ne balance pas sur les histoires intimes des amis…
Un peu avant l’heure, j’ai éteint la lumière de ma chambre et me suis postée en embuscade près de la fenêtre pour ne pas louper son arrivée. Dans la pénombre, Paracétamol me fixe. Cette fois, c’est certain, mon chat me prend pour une déséquilibrée.
À l’heure convenue, Alexandre franchit la porte cochère. Il traverse la cour. Il porte une imposante caisse à outils mais pas de fleurs. Je suis déçue. Il est vrai qu’il ne vient pas pour un dîner en amoureux mais pour bricoler. Lui doit considérer ce rendez-vous comme un coup de main supplémentaire, alors que moi… La liste est trop longue ! Peut-être va-t-il m’offrir un bouquet de tournevis ?
En ce moment même, Alexandre doit traverser le hall. Je parie qu’Alfredo est derrière le rideau de sa loge à l’épier pour savoir à quoi ressemble « celui que j’ai choisi ». Quel regard cet homme plein de sagesse porte-t-il sur celui qui monte l’escalier vers moi ? Je lui demanderai son avis.
Alexandre me fait un effet surprenant. Penser à lui me distrait de tout. Il me permet le luxe d’oublier le reste. Il desserre l’étau de ma vie. Je ne songe plus ni aux soucis du travail, ni aux lettres, ni à l’homme qui doit attendre impatiemment vendredi. Je ne sais même pas s’il m’est arrivé de songer à quelqu’un avec autant d’intensité. Personne n’a jamais déclenché cela en moi. C’est la première fois de ma vie que j’ose choisir. Hugues s’était imposé à moi, l’auteur des lettres aussi. Avec Alexandre, c’est différent. J’ai l’impression d’être revenue au collège et d’avoir rendez-vous avec ce petit canon de Laurent. J’espère que cette fois ça durera plus longtemps qu’un trimestre.
Il sonne. J’attends quelques secondes pour ne pas avoir l’air de me précipiter. Quel est le bon délai ? Dix secondes ? Vingt secondes ? Deux jours ? J’ai envie de compter en battements de cœur. J’en suis à deux cents en moins d’une minute. Il est temps d’y aller.
En m’engageant dans le couloir, je me prends les pieds dans le chat que j’envoie valser.
— Excuse-moi, mon amour ! Je ne voulais pas ! Pardon.
Impossible de lui courir après pour me faire pardonner. Je dois aller ouvrir.
— Bonsoir Marie.
— Bonsoir Alexandre. Merci beaucoup de venir.
— Je t’en prie.
Même s’il le fait discrètement, je vois bien qu’il inspecte l’appartement. Mais il ne semble pas avoir remarqué que je m’étais changée.
— Tu n’es pas seule ?
— Si, pourquoi ?
— Il m’a semblé t’entendre parler…
— À mon chat, oui. Je l’ai bousculé en venant t’accueillir.
— Il s’en remettra. Alors montre-moi…
— Quoi donc ?
— Ton étagère.
— Bien sûr ! C’est pour cela que tu es venu !
Elle va être rigolote la soirée, lui qui vient pour bricoler et moi qui ne sais pas comment lui dire ce que je ressens.
Je lui présente l’étagère et le pan de mur sur lequel je suis censée vouloir l’accrocher.
— Pas toute neuve, ton étagère…
— C’est sentimental. J’y tiens beaucoup.
Avec précaution, il pose sa caisse et l’ouvre. Quel foutoir ! Je ne sais même pas à quoi peuvent servir tous ces bidules. Ça doit être leur trousse à maquillage à eux. Le voilà qui se met au travail.
Il est concentré. Il mesure, puis me consulte pour vérifier que la hauteur me convient. Sans même y réfléchir, j’approuve avec enthousiasme. De toute façon, quelle importance ? Il ajuste avec son niveau et trace. Je me tiens en retrait sans le lâcher des yeux, mais je me fous éperdument de ce qu’il fabrique. Je profite qu’il soit occupé pour l’étudier en détail de la tête aux pieds. À ma grande surprise, je ne découvre rien de nouveau. Je m’aperçois que je l’ai déjà analysé de près, mais quelque chose en moi m’empêchait de prendre conscience du résultat. Peut-être étais-je trop remontée contre les hommes ? Et sans doute accaparée par ma chasse à l’auteur mystère. Mon cœur meurtri par ma rupture douloureuse n’a pas dû m’aider à ouvrir les yeux. Et voilà que je me retrouve là, ce soir, avec lui. Tout est possible. Je me répète cette phrase qui fait exploser toutes les portes que je pensais fermées dans ma tête. Tout est possible ! Cette seule idée m’enflamme. J’ai envie de sauter de joie, de hurler mon espoir et ma soif de vivre. Près de lui, j’ai l’impression de me libérer d’un carcan qui m’a retenue prisonnière pendant des années. Alexandre, lui, n’est pas du genre à m’enfermer dans un carcan, je l’imagine très bien faire du sur-mesure… Je sais ce qu’Émilie dirait si elle m’entendait.
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