Il est là, à portée de main. Je n’ai qu’à tendre le bras pour le toucher. Du coup, je suis encore plus enthousiaste. Où ai-je le plus envie de l’effleurer ? Elle est bien loin, la fille qui avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus. Heureusement, j’arrive à me contrôler, à part le pied gauche qui fait ce qu’il veut. Avec difficulté, je contiens mon envie de bondir de bonheur. Vous imaginez la nénette qui saute sur place en tapant dans ses mains parce qu’un collègue vient percer trois trous chez elle ? C’est un comportement acceptable de la part d’une otarie mais, ce soir, je voudrais bien être autre chose.
Je m’emballe, je m’emballe, mais je dois aussi penser à Alexandre. S’il doit finir une histoire avec une autre, il faudra sans doute que je lui laisse le temps de se remettre et de passer à autre chose. Mais avant d’en arriver là, je dois d’abord lui avouer ce que j’éprouve, et ce n’est pas gagné.
— Marie, je vais percer. Est-ce que tu peux aller chercher ton aspirateur pour éviter de tout salir ?
— Tout de suite.
Nous sommes proches l’un de l’autre. Presque autant que dans le cagibi de la chaufferie. Cette fois, je ne peux pas accuser la chaudière de me faire monter en température.
— Tu es prête ?
— Quand tu veux.
Le même dialogue a du sens, que ce soit pour une séance de bricolage ou un premier rendez-vous.
Il démarre sa machine. Ça fait un bruit de malade. Le mur tremble. Je suis certaine que Paracétamol, où qu’il se trouve, s’est précipité sous le premier meuble venu en ayant doublé de volume avec son poil tout hérissé. Il réagit déjà de cette manière lorsque j’utilise mon petit mixeur, alors là…
Ma raison tente de me faire prendre du recul, mais je fais tout pour lui échapper : Alexandre est en train de percer une série de trous dans un mur jusque-là impeccable qui n’est même pas à moi, pour fixer une étagère qui n’est pas à moi non plus et dont je n’ai que faire.
En peu de temps, l’élément est en place.
— Ce sont ces livres que tu veux ranger dessus ?
— Exactement…
— Tu lis des romans portugais, toi ?
Je ne vais pas tenir. Je vais forcément gaffer. De toute façon, je ne sais pas convaincre les gens, à moins d’avoir un moyen de les faire chanter. Et si je lui avouais tout ?
« Alexandre, je t’ai fait venir sous le fallacieux prétexte de fixer cette étagère parce que je n’ai pas eu le courage de t’inviter honnêtement pour te dire en face que je suis en train de tomber amoureuse de toi depuis un bon moment mais que je n’osais pas me l’avouer à moi-même. »
Trop long.
« Alexandre, ce bricolage n’est qu’un alibi pour t’inviter parce que je voudrais te dire que tu comptes beaucoup pour moi et que j’espère que… »
Trop embrouillé.
« Alexandre, c’est l’étagère du concierge et j’espère que tu es l’homme de ma vie. Mais ne dis rien devant le chat, il bosse pour les services secrets. »
N’importe quoi.
« Alexandre, c’est l’étagère du concierge, je ne parle pas portugais mais je t’aime. »
— Marie ? Ça te plaît ?
— Génial. Merci beaucoup ! Maman sera contente. Elle aime les étagères. C’est elle qui lit le portugais.
— Je comprends mieux…
Tu ne comprends rien du tout, mon bonhomme. Et si nous faisons notre vie ensemble, c’est toi qui démonteras cette satanée tablette et qui reboucheras les trous. Me pardonner tout cela sera une grande preuve d’amour !
Il a soigneusement rangé ses outils et nettoyé la place. Il se lave les mains dans l’évier pendant que je sors le repas du frigo.
— Je n’ai pas eu le temps de cuisiner. Alors j’ai fait simple…
— Aucune importance, c’est déjà gentil à toi de m’inviter.
— J’en avais envie depuis longtemps.
Génial, j’ai osé lui lâcher ça et il n’a pas poussé de cris. Il ne s’est pas enfui en courant ! Il se retourne et découvre les grandes boîtes du traiteur étalées sur la table.
— Tu attends du monde ?
— Juste nous deux.
J’adore cette phrase, surtout prononcée devant lui. Il soulève les couvercles en carton et plaisante :
— On a de quoi tenir un siège !
C’est ça mon gars, on va rester enfermés ici des mois et, à la longue, tu finiras par te jeter sur moi parce que tu n’auras que ça à te mettre sous la dent. Jamais on ne se rendra ! Quand on n’aura plus de meubles à leur jeter par les fenêtres, on pourra toujours leur balancer nos vêtements enflammés. Les indomptés ne seront plus seuls, mais nus !
On s’installe et on grignote. Chacun pioche ce qu’il veut dans un désordre complet. Le chat rapplique et saute sur ses genoux. C’est merveilleux, Paracétamol l’a adopté ! J’y vois un signe. Peut-être que de mâle à mâle, le chat pourrait lui expliquer à quel point je suis une fille bien. Il pourrait lui dire qu’on formerait un beau couple. En plus, on a presque le même âge. Je le sais parce qu’en fait je connais son dossier par cœur. Mais ça aussi, j’avais refusé d’en prendre conscience.
— Tu crois que Deblais va jouer le jeu jusqu’au bout ?
Le voilà qui place la conversation sur le terrain professionnel.
— Il n’a pas d’autre choix. Au moindre faux pas, j’appelle sa femme.
— Vous avez fait très fort.
— Puisque l’on parle boulot, dis-moi : si nous reprenons la société, toi et les garçons, vous restez ?
— Je pense que oui.
— Excellente nouvelle.
On a échangé sur l’avenir de la société, les collègues, et sur n’importe quoi. J’ai bien essayé d’amener la conversation sur un terrain plus personnel, mais pas suffisamment franchement pour qu’il s’y aventure à la mesure de mes attentes. J’ai dû me contenter de quelques phrases dont je détournais la signification réelle pour y capter le sens qui m’arrangeait. « Viens plus près », « Tout ce que j’ai est à toi » et « Quand la lumière s’éteint, je deviens un animal ». Je ne vous dis pas dans quel état j’étais. Mais je dois être honnête : « Viens plus près », c’était parce que avec les boîtes qui encombraient la table, je n’avais plus qu’un tout petit angle. « Tout ce que j’ai est à toi » faisait référence aux vis et aux clous de sa boîte à outils quand il a su que j’avais besoin de fixer un cadre. Pour « Quand la lumière s’éteint, je deviens un animal », j’ai carrément triché en réunissant deux extraits de conversation séparés de dix minutes qui n’avaient rien à voir. J’ai honte, mais j’ai adoré entendre sa voix me dire ces mots-là.
L’heure tourne et je n’arrive toujours pas à lui parler. Plus le temps passe et moins je m’en sens capable. Le point positif est qu’il n’a pas l’air pressé de partir. Le gros point négatif est que je suis dotée d’un courage de lapin nain. Je suis minable. Dans les brumes de mon esprit torturé, j’entrevois les visages d’Émilie et de Sandro qui me hantent comme des spectres : « Dis-lui ce que tu ressens ! », « Parle-lui, pauvre nouille ! » Je suis certaine que vous avez réussi à attribuer à chacun des deux sa citation. Malheureusement, depuis ma mésaventure dans le train fantôme, les esprits ne m’effraient plus assez pour surmonter ma lâcheté.
Je vois se profiler le moment où il va repartir, comme un collègue, comme un excellent ami, mais pas comme celui que je rêve de le voir devenir. Il faut un miracle, une intervention divine. Là, sur le mur de la cuisine, un Dieu miséricordieux écrirait en lettres de feu : « Alexandre, prends cette femme pour épouse. Chéris-la, protège-la et laisse-la s’acheter des chaussures aussi souvent qu’elle veut ! Telle est ma volonté. » Et un coup de tonnerre pour faire sérieux. Oui, mesdames et messieurs, les dieux mettent des coups de tonnerre à la fin de leurs phrases, comme nous des points.
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