Nous restons silencieux. Ses mots trouvent leur chemin en moi, ils ouvrent un boulevard et prennent une place immense. J’ose une question :
— Manuela vous manque ?
— La réponse n’est pas simple. Il faut avoir vécu pour comprendre. Aimez de toutes vos forces, vivez et partagez tout ce que vous pouvez avec l’autre, alors vous accumulerez assez de sentiments pour que, si le destin vous sépare, vous puissiez reconnaître ce qu’il y a de beau dans la vie des autres. Non seulement vous vous souviendrez de vos bonheurs, mais vous aurez toujours envie d’être de ce monde. Manuela ne me manque pas, parce qu’à travers tout ce que je vois, elle est avec moi.
— Votre sagesse résonne en moi comme les leçons de vie dont ma grand-mère m’a fait cadeau.
— Vous les offrirez un jour à votre tour, peut-être à vos enfants, peut-être à ceux des autres. Nous sommes tous les enfants de quelqu’un. N’avez-vous pas envie de faire votre vie avec quelqu’un ?
— Si, mais j’ai peur de souffrir.
— Marie, je vais vous confier un secret. Je le tiens de mon père, qui le tenait du sien. C’est la première fois que je le partage avec une autre femme que Manuela. Le naufrage d’un couple s’explique souvent par un malentendu. Les déceptions de chacun reposent sur une double erreur : les femmes pensent que les hommes changeront et les hommes croient que les femmes ne changeront pas. Or nous resterons toujours les abrutis dont vous avez tant envie, et vous ne resterez pas les jeunes filles qui nous attirent tellement. Il faut voir au-delà, plus loin que les illusions. C’est là que se cache le bonheur.
Cette fois, c’est moi qui lui prends la main.
— Merci beaucoup, monsieur.
— Appelez-moi Alfredo. Et maintenant, venez chercher le double à la loge parce que j’en ai assez de cavaler. Vous n’avez pas envie d’ouvrir votre lettre ?
Je l’ai bien sentie passer, cette journée. Si, comme le dit l’adage, ce qui ne me détruit pas me rend plus forte, à l’heure qu’il est, je suis invincible. En prime, je suis la preuve vivante que le ridicule et la honte ne tuent pas.
La conversation avec Alfredo m’a permis de prendre du recul, mais pas au point d’être capable d’aller me coucher pour reprendre des forces en remettant la lecture de la lettre au lendemain. Néanmoins, alors que je m’apprête à décacheter l’enveloppe, mon pouls est presque normal et je me sens assez forte pour affronter ce qu’elle peut contenir. Il vaut mieux que je fasse la fière maintenant, car nul ne sait ce qu’il restera de ma belle attitude après l’avoir lue !
Une seule feuille. Aucun billet d’avion pour les îles.
« Chère Marie,
« Je sais que tu attendais ce message et je te prie de croire que j’étais impatient de te l’envoyer. J’ai compté les jours jusqu’à cette date essentielle pour moi. Cette lettre est la dernière que tu recevras de ma part. J’ai pris ma décision : je vais courir le risque de me présenter à toi, sans masque, sans subterfuge, tel que je suis. C’est un saut dans le vide, mais plus aucune marche arrière n’est possible. Nous allons donc nous rencontrer, en vrai, et cette fois, je te le jure, rien ne m’empêchera d’être au rendez-vous. Je t’invite à dîner, vendredi prochain, à 20 heures, au restaurant de l’hôtel du Lion d’Or. J’espère que tu viendras. Si tu es en retard, ne t’en fais pas, j’attendrai jusqu’à ce que le personnel me jette dehors. Je te le dois. Je compte les heures avant cette étrange rencontre. Plus que trois jours à attendre.
« Je t’embrasse,
« Signé : Celui dont tu feras ce que tu veux. »
Qui se cache derrière ces mots ? Il va falloir que j’attaque les suspects de second choix, mais je n’en ai pas envie. Je suis fatiguée de me poser la question. Le seul qui m’ait témoigné un quelconque intérêt ces derniers temps, c’est le stagiaire. Il est bien jeune et je ne veux pas qu’il dépense autant pour m’inviter. De toute façon, je ne suis plus décidée à m’angoisser pour cet inconnu.
Par contre, l’endroit choisi pour notre rencontre en dit long. Dans la ville, le Lion d’Or est une institution. C’est le haut lieu des déjeuners d’affaires en semaine et des réunions familiales le week-end. Je n’y suis allée qu’une seule fois, lorsque Caro, Olivier et moi y avions invité maman pour ses soixante-dix ans. Ce choix révèle une approche assez formelle, mais qualitative et pleine de bonne volonté. Ai-je envie d’un homme qualitatif et plein de bonne volonté qui m’emmène dans un de ces décors hors desquels toute célébration digne de ce nom serait impossible ?
Je n’ai plus envie de dormir. Il faut que je sorte prendre l’air. Faire un tour me fera le plus grand bien. Mais où ? Le canal ne m’a pas porté chance et même si l’eau doit être moins froide, je n’ai pas envie de tenter le sort. C’est désormais un lieu associé à des heures sombres, comme la gare. Je vais profiter de la voiture d’Émilie pour rouler au hasard.
Je quitte l’immeuble sans bruit. Les rues sont vides. Elles défilent. Je m’arrête régulièrement aux feux rouges mais aucun véhicule ne passe. Surréaliste. J’aimerais bien pouvoir retourner chez Clara et Kévin. Leur maison est pour moi associée au bonheur. Chez eux, j’ai éprouvé du bien-être, pour la première fois depuis des années. Mais je ne les connais pas assez pour débarquer. Ils ont leur vie. Tout comme Émilie qui est sans doute avec Julien, ou comme Caro et Olivier. Tout le monde a sa vie, sauf moi qui la cherche encore.
Et si j’allais jusqu’au Lion d’Or ? Ce n’est pas loin et cela me donnera un but. Comme mon chat lorsqu’il se lèche les pattes, c’est désormais la seule chose qui compte pour moi.
En descendant l’avenue du Parc, la grande façade illuminée se révèle. Les différents drapeaux européens ornant le fronton flottent au vent. Je me gare sur le parking situé juste devant. Les trois quarts des places sont vides mais la fille bien formatée que je suis se range quand même impeccablement dans les marques d’un emplacement. Respecter les règles, ne pas dépasser, ne jamais mordre la ligne. Pourtant, étant donné le calme et la place, j’aurais pu rouler hors des allées et me garer en biais sans que cela ne gêne personne. Ma vie aurait-elle été meilleure si j’avais su dépasser les limites de temps en temps ? Probablement, au moins si j’avais trouvé le courage de m’affranchir de celles que certains m’ont imposées dans leur seul intérêt.
Je contemple l’hôtel. À travers les fenêtres à petits carreaux des salles du rez-de-chaussée, j’aperçois les derniers clients. Côté bar, on trouve surtout des hommes, et côté restaurant, des couples. Quelle vie faut-il mener pour avoir le temps d’observer chaque détail d’un lieu comme celui-ci à une heure pareille ? Je préfère ne pas connaître la réponse.
Soudain, une idée me vient. Si dans trois jours, mon soupirant épistolaire m’invite dans cet endroit huppé, il a forcément réservé une table… à son nom. Je descends. D’un pas décidé, je traverse le parking et la route en respirant à pleins poumons. J’entre dans l’établissement et me dirige droit vers la réception. Un homme en costume sombre m’accueille :
— Bonsoir madame.
— Bonsoir. Pardonnez-moi, mais mon ami était censé réserver une table pour deux, pour vendredi à 20 heures, et je souhaitais vérifier qu’il l’avait bien fait.
Il attrape le registre du restaurant et tourne les pages.
— Nous cherchons donc, vendredi, 20 heures, pour deux. À quel nom ?
Pauvre enclume. J’aurais dû m’y attendre et préparer ma réponse. À l’extrémité du comptoir, j’aperçois une grosse bouteille de champagne dont la marque va me fournir la solution.
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