Elle glisse sa main sur la table, je la prends dans la mienne.
— Alors pourquoi n’as-tu jamais refait ta vie ?
— Vous étiez là, pour mon plus grand bonheur. Je n’avais pas ma vie à refaire. Je la vivais avec mes deux filles et vous aviez besoin de moi.
Je pensais comprendre, je croyais savoir. Je ne sais plus rien.
— Ma fille, tu as ta vie à construire, et ce n’est pas parce qu’un malotru sans éducation t’a fait perdre du temps et quelques rêves que tu dois considérer que tous les hommes lui ressemblent. Mon histoire n’est pas la tienne. Rien ne t’oblige à finir seule. Ne rejette pas la main qui se tend. Je te souhaite de recevoir d’autres lettres et de découvrir qui te les envoie. Les hommes sont ce qu’ils sont, mais qu’ils s’intéressent à nous est toujours une bonne chose. Laisse-leur une chance. On ne sait jamais où conduira le chemin, mais si l’on a des jambes, c’est pour s’y aventurer. Va, rencontre, ose dire ce que tu ressens, écoute, imagine et décide. Il faut être deux pour tout cela. On accomplit toujours pour quelqu’un ou à cause de quelqu’un. N’aie pas peur. Je suis de tout cœur avec toi.
Pour la première fois depuis des décennies, ce n’est pas de la tristesse que j’ai lue dans les yeux de ma mère, c’est de l’amour.
« CE SOIR, À 18 H 30,
BENJAMIN VOUS INVITE EN SALLE
DE RÉUNION POUR SON POT DE DÉPART
AVANT DE S’ENVOLER
VERS UNE NOUVELLE VIE
ET D’AUTRES AVENTURES ! »
Une nouvelle vie, un nouveau départ, il a bien de la chance. Je reste pensive devant sa grande affiche qui trône sur le panneau d’annonces dans le hall.
— C’est vraiment dégueulasse, me fait remarquer Pétula. M. Deblais ne lui a pas laissé le choix, c’était ce soir ou rien. Dans un délai aussi court, on ne va même pas avoir le temps de lui offrir autre chose qu’un peu d’argent.
Elle a raison.
— On pourra toujours lui envoyer quelque chose pour son mariage. Comment vas-tu, Pétula ? Ton moral ?
— J’essaie de ne pas y penser. Je passe à autre chose ! Je me suis remise à lire, à manger, et j’arrête l’entraînement. Dans un mois, j’aurai doublé mon poids et il n’y aura plus débat !
Le livre dans lequel elle est plongée n’a pas l’air tout jeune.
— Qu’est-ce que tu lis ?
— J’ai trouvé ça dans la cave de mon immeuble. Quelqu’un a dû oublier de le jeter. Tant mieux pour moi, parce que c’est vraiment marrant.
Elle me montre la couverture jaunie : Les mille vérités qui vont vous faire voir le monde autrement. Tout un programme. La couverture ressemble à la une de ces journaux qui font dans le secret de cour d’école et la révélation de bistrot. Les extraterrestres, les sociétés secrètes, les complots et les incroyables pouvoirs de notre cerveau.
— Tu apprends des choses intéressantes ?
— À mort. Ils abordent plein de sujets passionnants. Là, je viens de lire un passage qui explique que Noé n’a pas pu prendre tous les animaux sur son arche. Il a été obligé de faire un choix. À ce qu’ils disent, il en a laissé pas mal, dont les benwendos, un croisement entre une petite vache et un oiseau préhistorique. Tu te rends compte, ça donnait sans doute à la fois du lait et des œufs ! Ceux-là n’ont pas été sauvés du déluge. C’est triste. En plus, c’est dommage.
— Pourquoi donc ?
— Tu imagines, une seule bestiole qui fournit à la fois des œufs et du lait ? C’est super pratique pour les gâteaux !
Il a l’air gratiné, son bouquin. C’est sûrement du lourd, du documenté, et ça va lui faire beaucoup de bien dans sa tête.
— Si tu veux, je t’apporterai des romans.
— Merci Marie, mais avec ce bouquin-là, j’en ai déjà pour un moment.
Émilie entre en trombe dans le hall.
— Salut Pétula !
Elle m’attrape par la taille et me souffle :
— Toi, tu me suis immédiatement au parloir. Il faut que je te raconte un truc.
Au pas de charge, elle m’entraîne vers le local de reprographie et ferme la porte derrière nous.
— Devine qui est venu frapper à ma porte hier soir ?
J’en ai une petite idée, mais je ne dois rien laisser paraître.
— Ton prof de théâtre pour coups et blessures ? La police pour empoisonnement ? Mes gardes du corps pour tentative de chantage avec une photo de moi dans le jogging de Sandro ?
— N’importe quoi. C’est mon voisin d’en face ! Celui dont je te parle toujours !
Elle sautille sur place en tapant dans ses mains. Je ne suis donc pas la seule otarie sur ce morceau de banquise en perdition ? Ça fait chaud au cœur. Ce qui peut d’ailleurs être un problème, parce que ça va en accélérer la fonte.
Je mime la stupeur. C’est un truc que je fais super bien. Je me suis entraînée quand j’étais ado. La bouche toute ronde, des yeux exorbités, les sourcils tirés à fond vers le haut et une tronche d’abrutie.
— C’est pas possible ! Et pourquoi a-t-il débarqué ?
— Je ne sais même pas, en fait. Quand je lui ai demandé ce qui l’amenait, il m’a vaguement parlé d’une enquête de voisinage sur le stationnement. Si tu veux mon avis, ça sent le prétexte à plein pif. Par gentillesse, j’ai fait semblant de gober son baratin.
Mais dans quel monde vivons-nous ? Tout le monde ment à tout le monde ! C’est une honte ! Rien qu’au sujet du cas présent, il y aurait de quoi écrire vingt volumes d’encyclopédie sur la psychologie humaine. Récapitulons les faits : j’ai écrit à ce type en me faisant passer pour mon amie à qui je n’ai rien dit pour qu’il vienne la voir en pensant que c’était elle sans pour autant lui avouer que c’est à cause de sa lettre qu’elle n’a pas écrite qu’il rapplique. Vous suivez ? Alors on continue. Et quand lui se pointe, il pipote n’importe quoi en pensant qu’elle sait pourquoi il est là mais en respectant le fait qu’elle ne veut pas qu’il lui en parle alors qu’elle le sait. Vous êtes toujours là ? Mais en réalité elle ne sait rien puisque ce n’est pas elle qui a écrit la lettre qu’elle a signée…
J’ai mal à la tête. Je vais prendre du paracétamol, comme mon chat. Les questions se bousculent dans mon esprit. Est-il possible de bâtir un amour sincère et durable sur un bordel pareil ? Mon affreuse escroquerie peut-elle rester éternellement secrète ?
— Il ne t’a parlé de rien d’autre ?
— Si, de plein de choses ! Il m’a tenu la jambe pendant une heure ! Il est encore plus craquant vu de près. Il est gentil et drôle ! Enfin, quand je dis qu’il m’a tenu la jambe, je ne m’en plains pas. J’aurais même bien voulu qu’il me tienne les deux !
— Émilie, s’il te plaît, ce genre de sous-entendu me met mal à l’aise.
— Ce n’est pas moi qui me roule dans les vêtements de Sandro comme une midinette en fantasmant sur Vincent.
— Je ne fantasme pas, je me pose des questions. Dis-moi plutôt ce qui s’est passé ensuite avec Julien ?
Émilie ne relève pas. Tant mieux. Elle aurait pu s’étonner que je me souvienne du prénom de son voisin, mais elle est trop survoltée pour s’arrêter sur ma gaffe.
— Ensuite, j’ai été nulle. Il m’a parlé tout ce temps et je ne lui ai même pas proposé d’entrer. On aurait pu boire un verre, faire connaissance…
— A-t-il eu l’air de t’en vouloir ?
— Pas vraiment puisqu’il a proposé que l’on se revoie. Vendredi. Je suis trop contente !
— C’est génial, vous pourrez parler des problèmes de stationnement ! Je plaisante. Il est clair que tu lui as tapé dans l’œil.
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