Je prépare les assiettes et m’assois face à elle. Elle continue à me raconter :
— Je ne sais pas si Angèle épousera Rémy, mais ce serait bien fait pour ce sale voleur d’Édouard. Lui, je ne l’aime pas du tout. Toujours à magouiller.
Si un jour elle rencontre l’acteur qui joue Édouard, elle est du genre à lui coller une grande baffe parce qu’elle prend vraiment cette histoire à cœur.
Je la vois se servir de ses couverts et je me dis que, dans quelques années, il faudra que je lui coupe sa viande. Comme elle l’a fait pour moi. La boucle sera bouclée. Mais dans quel but aura-t-on fait ce grand tour ? Pourquoi aura-t-on vécu tout cela ? Tous ces espoirs déçus, toutes ces souffrances. Pour quels bonheurs ?
Je commence à manger. Maman mastique sa viande. Elle semble contente. Je contemple le décor. Maman au premier plan. Derrière, j’aperçois le buffet que j’ai toujours connu. Il n’y a plus de clef sur la porte de gauche parce que je l’ai perdue dans un bac à sable quand j’avais huit ans. Heureusement que la clef de droite ouvre aussi la porte de gauche. Sinon, nous n’aurions plus eu accès à la soupière, aux grands plats et aux assiettes à dessert.
Au mur, dans des sous-verre, sont exposés des dessins de Caro et moi. Ma sœur adorait dessiner des oiseaux et des arbres. Moi, c’étaient les animaux de la basse-cour. Ma mère m’a raconté que ça m’a pris après la visite d’une ferme avec ma classe quand j’étais en maternelle. Je suis alors devenue une obsédée des lapins et des poules. Si ça se trouve, cette lubie explique le choix de mon costume… C’est affreux, parce que quelques années plus tard, je dessinais sans arrêt des pendus et des décapités ! Maintenant, j’ai peur.
Maman conserve ces dessins comme des reliques. Les couleurs sont passées, on ne sait parfois même plus si c’est Caro ou moi qui avons dessiné, mais je sais qu’elle les regarde chaque jour. Elle nettoie les cadres avec soin. Ils constituent la trace d’un temps où nous étions près d’elle, entièrement tournées vers son affection. Peut-être aussi qu’en les regardant, elle se rappelle ce qui lui a donné la force de tenir tout au long de ces années. Il y a peu de photos chez elle. Nous n’avions ni le temps ni les moyens d’en faire. Nous n’étions pas malheureuses pour autant ! Figurent évidemment nos portraits scolaires, mais aucune photo de famille comme chez Caro et Olivier. Revoir ma sœur avec ses nattes et sa bouille de gamine me fait toujours bien rire. Je suis en revanche plus réservée devant le « beau » portrait de moi, avec mes palmiers sur la tête et ce chemisier à rayures vertes que j’adorais. Maman ne manque jamais de me rappeler qu’elle trouve que cette photo, « c’est tout à fait moi ». Pas étonnant que j’aie du mal dans ma vie, avec une frimousse pareille. Quelle horreur !
— Caroline m’a parlé des lettres que tu reçois.
Je suis estomaquée. Elle a dit cela sur le même ton que lorsqu’elle me raconte sa série. Elle a lâché ça tout d’un coup, sans prévenir. Je suis déstabilisée.
— Ce n’est rien d’important. Aucune raison de s’inquiéter.
— Je ne m’inquiète pas pour ces lettres, je m’inquiète pour toi.
— C’est gentil, maman, mais tout va bien.
— Je peux bien te l’avouer à présent : je n’appréciais pas vraiment Hugues.
— Je l’avais deviné. Je me demande d’ailleurs qui l’appréciait, à part moi.
— Au départ, je me suis dit que mon recul vis-à-vis de lui était un vilain réflexe de belle-mère et que je lui en voulais de m’enlever ma petite dernière. Mais avec le temps, j’ai su que ce n’était pas cela. Ce garçon génère lui-même d’excellentes raisons de ne pas le supporter.
Hugues lui rappelait-il son mari, qui nous a lâchement abandonnées ? Jamais je n’oserais lui poser la question.
— Tu sais, Marie, je vais peut-être te choquer, mais je pense que votre rupture est une bonne chose.
— Tant mieux, parce qu’elle a eu lieu. Et pas qu’un peu.
— Je sais ce que tu penses. Je te connais. Tu as toujours hésité à me confier tes problèmes de couple parce que tu crois que le mien est une plaie béante.
— Ce n’est pas le cas ?
— Pas de la manière dont tu l’imagines.
— Ton mari ne t’a pas fait de peine ?
— Si, mais pas plus que Hugues ne t’en a fait. Je le pense sincèrement.
— C’est bien pour cela que je me dis que, comme toi, après cette expérience désastreuse, je vais désormais faire ma vie sans hommes. À quoi nous servent-ils ? Si on fait le bilan de ce qu’ils nous apportent et de ce qu’ils nous infligent, la question vaut la peine d’être posée. On peut très bien se débrouiller sans eux. J’ai un travail, j’ai des amis, j’ai…
— Marie, écoute-moi. Je ne parle pas en tant que mère, mais en tant que femme qui a vécu bien plus longtemps que toi. Ton père nous a abandonnées, c’est indéniable. Mais je le connaissais bien et je l’ai aimé comme aucun autre homme. Je crois qu’il était fait pour être un amant, et pas un père. Ce n’est pas la même chose. Je crois par contre que j’étais faite pour être mère, ce qui n’est pas non plus le cas de toutes les femmes malgré ce que l’on raconte. Alors on peut lui reprocher tout ce que l’on voudra, on peut lui coller notre malheur sur le dos, mais je n’oublie pas que sans lui, je n’aurais jamais eu les deux merveilles qui ont ensoleillé ma vie.
J’arrête de mâcher ma viande.
— Tu sais, Marie, nous les femmes, on a tendance à tout attendre des hommes. Nous espérons beaucoup d’eux et si nous ne l’obtenons pas, nous les en jugeons responsables. Ils doivent nous rendre heureuses, nous valoriser, nous couvrir de fleurs, nous faire voyager, nous rassurer, nous aimer. Pourtant, souvent, le plus grand cadeau qu’ils puissent nous faire, ce sont des enfants. C’est évidemment mieux s’ils restent ensuite pour nous aider à les élever et à les protéger, mais tous n’en sont pas capables.
— Comment peux-tu leur trouver des excuses ?
— Je ne leur trouve pas d’excuses à tous, je te fais part de l’explication pour un seul. C’est toujours une erreur de les mettre dans le même sac. La vie est faite d’individus, de rencontres. Pas de catégories et de statistiques.
— Tu n’en veux pas à notre géniteur ?
— Je n’apprécie pas ce mot, Marie. Je comprends que ta colère te pousse à le réduire à sa fonction biologique, mais il est votre père. Je lui en ai voulu aussi, crois-moi, mais cela ne doit pas prendre le pas sur l’essentiel, sur le plus beau. Son comportement, s’il m’a compliqué l’existence, ne m’a pas empêchée de vivre. Rien n’a été simple et j’aurais préféré une autre situation, mais je n’ai aucun regret parce que j’ai le grand bonheur de vous avoir. Je vous ai vues grandir, j’ai vécu vos premiers pas, vos premiers mots, vos sourires. Je vous ai vues apprendre, découvrir, douter. Même si tu te crois grande aujourd’hui, tu en es encore là. Marie, on devient vieux lorsque l’on cesse d’apprendre. Tu es donc toujours très jeune, n’est-ce pas ?
— Certaines leçons font mal.
— Je le sais, ma fille, je le sais. Et plutôt que de cuisiner mon steak, tu devrais profiter que je suis encore là pour venir pleurer dans mes bras chaque fois que ta vie est trop lourde.
J’ai posé ma fourchette.
— Marie, ces lettres que tu reçois, ces lettres étranges, ne les rejette pas. Il n’y a pas de mauvaise façon de rencontrer son homme. Ils sont bizarres, ils sont épuisants, ils ne nous comprennent pas plus que nous ne les comprenons, mais la vie est bien moins froide lorsque l’on peut se blottir contre l’un d’eux.
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