Notelho profite d’ailleurs qu’elle est occupée pour se glisser près de moi. Il me souffle :
— Je dois vous parler, mademoiselle Lavigne. Vite. C’est de la plus grande des essentialités.
L’expression n’existe pas, mais j’ai saisi. Au-delà du sens, j’ai également compris ce que cette erreur de langage traduit de l’état de Notelho. Quand il commence à inventer des mots, c’est qu’il est sous pression. Je ne l’ai vu que rarement faire ce genre de faute mais, à chaque fois, c’était sous le coup d’un stress puissant. Bien que parlant parfaitement notre langue, lorsqu’il est dans ses derniers retranchements, sans doute confronté à sa limite de vocabulaire, il savonne les expressions. De quoi souhaite-t-il me parler ? Des soutiens-gorge de Valérie qui lui font peur ? J’ai presque envie de lui montrer le mien.
— Je vous écoute.
— Pas ici, c’est impossible. Il nous faut un endroit discret.
— Monsieur Notelho, mes collègues et moi-même sommes là pour Benjamin. Vérifiez votre montre, la journée de travail est finie. Alors si vous avez quelque chose à me dire, nous verrons cela demain.
— C’est impossible. Je dois vous parler ce soir. C’est terrifiquement pressé.
Je ne vais pas réussir à m’en débarrasser.
— Je reste encore un peu avec Benjamin et mes amis. Disons dans vingt minutes à votre bureau ?
— Trop risqué. Le bâtiment du stock sera vide. Retrouvons-nous là-bas.
Je me méfie de cette sale fouine comme de la peste et je n’aime pas son petit rendez-vous de derrière les fagots. Je n’apprécie pas non plus qu’il pénètre dans le bâtiment des garçons après leur départ. Je me demande s’il ne s’y rend pas régulièrement pour farfouiller dans leurs affaires. Dès demain, je vais les alerter.
Ma parka sur les épaules, je traverse la cour. Il fait nuit. De l’extérieur, j’aperçois Valérie et Malika qui aident Benjamin à ranger. Notelho émerge d’un recoin sombre.
— Merci d’être venue.
— Vous m’avez fait peur. J’espère que c’est important.
Il ouvre la porte du hangar et m’invite à y entrer. Je cherche l’interrupteur.
— Non, n’allumez pas. On pourrait nous voir.
— Je n’ai rien à cacher, monsieur Notelho. Qu’avez-vous donc à me dire de si urgent et de si secret ? Peut-être désapprouvez-vous le licenciement brutal de Magali ?
Nous sommes face à face, dans la pénombre, seulement éclairés par la lueur du réverbère de la cour qui irradie par une bouche d’aération.
— La situation est grave, mademoiselle Lavigne. Il faut agir.
— À quel sujet ? Les finances de la société sont saines, je le tiens de source sûre.
— Il ne s’agit pas de cela. J’ai découvert des documents que je n’aurais jamais dû voir. Ils n’annoncent rien de bon.
— C’est-à-dire ?
— M. Deblais et les actionnaires se préparent à licencier beaucoup de monde…
— Comment le savez-vous ?
— Je suis tombé sur ses notes dans son bureau. Il prépare cela depuis des mois. Tout est consigné dans un dossier. Il a mis au point un plan implacable.
— Son intention semble vous surprendre ? Pourtant vous étiez à ses côtés lorsqu’il a tenté de nous faire signer cet avenant scandaleux ? Sauf hallucination, c’est aussi vous qui venez me relancer chaque jour pour que je termine le tableau qui va sans doute vous servir à cibler les points faibles de nos contrats ?
Même avec peu de lumière, je vois bien qu’il est mal à l’aise. Il tente de se justifier :
— On nous met une pression énorme pour réduire les dépenses.
— Dormex est une entreprise, pas une vache à lait. Le travail que nous fournissons coûte forcément de l’argent. Tant que les rentrées sont supérieures aux dépenses, tout va bien.
— Épargnez-moi vos leçons d’économie du XIX e siècle. Vous savez bien que cela ne fonctionne plus ainsi. Les investisseurs mettent la main sur ce qui marche et en retirent tout ce qu’ils peuvent avant de passer à une autre cible.
— Ils tuent la vache en se foutant du lait, vendent la carcasse et se cherchent une autre proie. C’est ça ?
— Tout le système marche ainsi. Ce n’est pas moi qui fais les règles.
— Vous êtes leur complice.
— Nous ne faisons qu’appliquer des techniques de management, il n’y a rien de personnel. Mais là, c’est trop. Il faut réagir. Il faut nous battre.
— « Nous » ?
— Oui, je veux me battre à vos côtés. Créons un syndicat, une délégation du personnel. Vous pourriez en prendre la tête. Les gens vous font confiance. En sous-main, je vous fournirai des informations pour faire échouer leur plan.
— Pourquoi cette soudaine solidarité ? Qu’est-ce qui vous pousse à retourner votre veste ?
Il hésite. J’ai une illumination :
— Je sais pourquoi vous faites cela ! Vous allez vous faire virer aussi ! Vous êtes l’une des victimes de leur purge !
— Écoutez, on peut s’en sortir. Ils ont des points faibles.
— Nous le savons parfaitement, figurez-vous. Mais répondez à ma question. C’est bien parce que vous allez y passer vous aussi que vous voulez les combattre ?
— Pas uniquement. Ce qu’ils font est injuste, déloyal. Ça me révolte !
Comment peut-il utiliser cet argument, lui, l’exécuteur des basses œuvres ? Je vois rouge. Si j’étais un homme, je lui collerais mon poing dans la figure. Espèce d’immonde parasite ! La colère monte en moi à la vitesse du magma juste avant l’éruption. Je repère la latte de bois qui aidait les chariots à passer le pas de porte. Sans réfléchir, je m’en empare.
— Savez-vous ce que c’est, monsieur Notelho ?
Un peu surpris, il répond :
— Une petite planche.
— À quoi cela sert-il, selon vous ?
— À construire des meubles, ou des bateaux. Il y a longtemps, ça a même servi à construire des petits avions. Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Ce n’est pas un simple morceau de bois, monsieur Notelho.
— Ah bon ?
— Non, c’est aussi un outil de management.
— Comment ça ?
Ivre de rage, je lui en colle un grand coup sur les mains. Il crie de douleur et recule.
— Mais vous êtes folle ! Ça fait grandement mal !
Je lui en balance un autre coup, encore plus violent, sur l’épaule. Il trébuche et se retrouve acculé au mur. Je laisse éclater ma colère :
— Sale vermine !
— Je ne vous permets pas !
Je le retape de plus belle.
— Voilà cinq ans que tu nous pourris grandement la vie, avec ta tronche en biais, tes petits coups en douce et tes regards de faux-cul.
— Je vous interdis !
— Je me demande ce qui me retient de t’éclater tes yeux de biche et tes cils de vache ! Tu me répugnes. Nous sacrifier ne te posait aucun problème tant que tu t’en sortais. Mais maintenant que tu es sur la même galère que nous, tu te découvres une conscience !
— On cherche tous à survivre !
— Il y a des façons plus honorables de le faire. Et je me demande même s’il est bon pour le monde que toi, tu survives !
Sa mentalité me dégoûte, je lui en remets un coup. Il se recroqueville en se protégeant le visage. Il gémit alors que je le menace avec la planche.
— Écoute-moi bien, Pépito, je vais t’expliquer comment vont se passer les choses si tu ne veux pas être chocolat. Tu vas nous faire une jolie copie de tous ces documents. Tu vas aussi nous préciser quels sont leurs points faibles.
— Et qu’est-ce que j’y gagne en échange ?
Je lève les bras au ciel.
— Il est par terre et il négocie encore ! Tu as quand même une sacrée mentalité ! Tu as fait de longues études pour ça, ou bien te comporter en crevure est un don de naissance ? Je vais te dire ce que tu y gagnes : je te laisse sortir vivant de ce rendez-vous et on verra ensuite si tu échappes au licenciement avec nous.
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