En attendant, à défaut d’avoir la moindre culture, notre animateur du jour possède tout l’attirail, à commencer par le rétroprojecteur qui balance des phrases d’une profondeur abyssale sur le mur en crépi : « Cultiver l’excellence », « Le lien d’une équipe est sa force », « S’aimer soi-même pour mieux produire », « Ensemble nous sommes invincibles » « Écouter l’autre, c’est le faire exister avec moi » ou « Bien s’asseoir pour mieux taper au clavier »… Je suis assez d’accord avec la dernière.
Notre « formateur » est aussi équipé d’un micro au ras de la bouche comme les vedettes des shows américains, mais malheureusement ce gadget high-tech est connecté à la même sono pourrie que ceux qui chantent en mendiant. C’est Las Vegas dans les couloirs du métro. Il a en plus monté le volume à fond alors qu’on est à deux mètres de lui. On va tous en sortir sourds, mais c’est sans doute le prix du savoir… Accroché à la ceinture, il porte l’arme ultime : le pointeur laser qui lui permettra d’illuminer les mots importants de chacune des révélations fracassantes qu’il nous fera. Voir le point rouge vibrionner sur le mur rendrait mon chat complètement hystérique s’il était là. Paracétamol finirait par lui déchiqueter sa tête d’animateur soporifique. Et comme l’aurait si bien dit le grand Louis Pasteur : « C’est bien fait, t’avais qu’à pas l’énerver. » Et pour fêter ça, dans la foulée, il aurait inventé les convulsions et les haut-le-cœur. Sacré Louis !
Tout le monde observe le pauvre bougre qui débite son texte. Il a dû dérouler son baratin cinq cents fois et n’y croit plus du tout. Pour pallier son manque de conviction, il ponctue ses phrases de sourires mécaniques, mais ils sont tellement forcés qu’ils en deviennent inquiétants. En plus, il a les incisives en biais. C’est à cause de ce genre de comportement que les enfants ont peur des clowns.
À défaut de pouvoir se passionner pour ce qu’il raconte, chacun s’occupe comme il peut. La jeune Clara est toujours rivée à son téléphone. Pour ma part, à force de voir les phrases fortes projetées qui tournent en boucle, elles se mélangent : « Aller au bout pour se faire taper », « Écouter l’autre pour s’aimer soi-même » et autres « Bien s’asseoir pour travailler l’excellence »… Ça fonctionnerait presque. Comme quoi ça ne doit pas vouloir dire grand-chose.
Beaucoup ont les yeux rivés sur l’animateur et l’épluchent avec la même acuité que lorsque l’on détaillait nos profs à l’école. On traque le détail qui tue, le pan de chemise qui dépasse, la mèche de travers qui donne l’air stupide. Il est clair que l’on s’ennuierait moins si notre gars avait la braguette ouverte ou une grosse tache sur son polo, mais le type est malin et on se barbe à fond.
Il nous parle d’esprit d’équipe, de la fierté d’accomplir au service d’une entreprise, des valeurs qui reposent sur des liens indéfectibles ou d’intérêt général et de bénéfice commun. Autant de concepts qui, avec un minimum d’expérience, sont immédiatement ramenés à leur juste valeur. Il ne nous parle ni de ramper dans les conduits de chauffage, ni de faire exploser la bagnole du patron, et encore moins de prendre des douches devant les collègues… Je constate à nouveau le fossé qui sépare ce que l’on nous raconte de ce que l’on vit. Prenons l’exemple de ma petite réunion nocturne de la veille avec Notelho : on s’aperçoit que les plus beaux discours ne valent pas une bonne planche. Cela me donne d’ailleurs une idée. Quand je serai virée, je vais me reconvertir en formatrice. Sur mon rétroprojecteur à moi, il y aura marqué : « Ne fais confiance à personne », « Choisis un coin sombre » et l’inévitable « Vise la tête pour frapper efficace ».
Espérant sans doute nous tirer de notre léthargie, l’animateur passe soudain à la phase « interactive » de la formation. Il compte nous faire jouer des scènes emblématiques de la vie dans une entreprise, ça promet… Il commence :
— Les coups durs ou les petits accidents du quotidien sont d’excellentes occasions pour resserrer les liens. Si par exemple, un de vos collègues fait un malaise, comment allez-vous le rassurer ? Et si son état nécessite plus que des mots, disons une piqûre, comment allez-vous procéder ?
Dans quelle sorte d’entreprise a-t-il vécu ce genre de saynète ? Chez des trafiquants de drogue en manque ? Qui a déjà été obligé de se servir d’une seringue sur son lieu de travail, à part Pasteur ?
— C’est une question essentielle, poursuit-il. Vous par exemple, oui, vous là, madame la retardataire, approchez avec votre voisin et mimez-nous la scène.
J’ai l’impression d’être revenue au lycée. Et pourquoi m’appelle-t-il « madame » alors que depuis ce matin, je suis officiellement connue sous le nom de « jeune fille » ? Je ne peux pas lui dire de choisir Émilie puisqu’elle n’est pas là. Je me lève comme une gamine énervée d’être envoyée au tableau, et Kévin me suit. Sandro et Alexandre pouffent sans même essayer d’être discrets. L’animateur nous guide :
— Monsieur, s’il vous plaît, allongez-vous sur le sol. Et vous, madame, faites comme si vous découvriez votre collègue mal en point. Il va avoir besoin d’une injection parce qu’il fait une crise ou une allergie. C’est angoissant, une piqûre, autant pour celui qui la pratique que pour celui qui la reçoit. Il est important de le rassurer, mais gardez à l’esprit qu’en le secourant, vous nouez un lien très fort avec lui, un lien qui vous permettra de mieux lui faire passer des informations ensuite. Allez-y.
Quand je pense que la boîte paye pour que l’on subisse ce genre de mascarade… À la maternelle, au moins, on avait le droit aux marionnettes pour apprendre la vie… Je m’agenouille auprès de Kévin qui a du mal à garder son sérieux. J’essaie de jouer :
— Oh là là ! Mon collègue est malade ! Il a besoin d’une piqûre !
Je pense que même l’ex-prof d’art dramatique d’Émilie ne me féliciterait pas. Il pourrait toujours m’aider à placer mon corps…
L’animateur pose sa main sur mon épaule pour m’interrompre :
— C’est très bien, mais votre approche n’est pas la plus adaptée. Il faut d’abord lui parler pour le mettre en confiance.
Kévin se marre à moitié. Je sens que la situation va dégénérer. Pendant que l’animateur explique à l’assistance captivée ce qu’il faudrait dire pour créer ce lien extraordinaire, Kévin me murmure :
— Tu sais faire les piqûres, toi ?
— Je me suis beaucoup entraînée, sur des beignets.
— Des quoi ?
— Des beignets. Framboise, pomme, fraise, myrtille. Je suis la reine pour trouver la veine sous le nappage.
On pouffe pendant que l’autre continue son exposé à l’intention de gens qui ne l’écoutent plus parce qu’ils sont trop contents de voir deux de leurs collègues dans une situation ridicule.
Kévin me fait signe de m’approcher et me glisse :
— Puisqu’on est là à créer du lien pour faire passer des informations, qu’est-ce que tu fais samedi soir ?
— Pas grand-chose.
— Viens à la maison, on fête nos dix ans de mariage. Il y aura Sandro, Alexandre et ma sœur.
— Félicitations pour votre anniversaire, mais c’est à moi de vous inviter.
— Ça n’empêche pas, tu le feras plus tard, mais viens samedi, ce sera sympa.
— D’accord. Merci beaucoup.
— Cool.
L’animateur revient sur nous :
— Qu’étiez-vous en train de dire à votre collègue qui a besoin de soins ?
— Je recueillais ses dernières volontés parce que je ne suis pas foutue de lui faire son injection. Si sa survie dépend de moi, il va crever. En général, c’est lui et ses deux collègues qui me sauvent !
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