Pour vous dire à quel point on a parlé de tout, je ne sais plus par quel biais on est arrivés à ce sujet mais, à un moment, Sarah m’a demandé :
— Mais pourquoi t’acharnes-tu sur les chats ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? Tu t’es fait griffer quand tu étais bébé ?
— Je ne sais pas. C’est vrai qu’ils sont beaux, qu’ils sont super élégants, mais je trouve qu’ils ne donnent pas autant d’affection que les chiens.
— C’est pas vrai, objecte Xavier. J’en ai connu plein qui étaient vraiment adorables.
— Peut-être, mais alors explique-moi pourquoi il n’y a pas de chat d’avalanche ou de chat d’aveugle ? Parce que les chiens sont plus intelligents ? Sûrement pas. Tu as déjà vu un chien changer de maître parce qu’il ne se plaisait plus chez lui ? Jamais. Alors que les chats font ça. Le chat nous instrumentalise, il ne roule que pour lui !
Je termine ma réplique comme une exaltée. Dressée sur la barricade, j’exhorte la foule à repousser l’envahisseur félin.
Mes amis me regardent avec effarement. Je crois que tout le monde se fout des chats et des chiens. Il faut aussi que j’arrête ce genre de trucs. En plus, c’est vrai que c’est mignon, les chats.
Vers 2 heures du matin, on a tous aidé Ric à ranger et on a pris congé. Je l’ai remercié. Il m’a embrassée mais il y avait trop de monde pour que ça se passe comme je l’aurais voulu. Sophie est redescendue avec moi pour m’aider à porter mes cadeaux. Une fois arrivées devant ma porte, on a laissé les autres continuer et je lui ai soufflé :
— Je n’ai pas voulu en parler devant la bande, mais tu n’as pas l’air en forme. Qu’est-ce qui se passe ? Brian te manque ?
— S’il n’y avait que ça…
— Tu veux m’en parler ?
On se retrouve dans mon appart. Sophie prend une chaise et se glisse dessus, épuisée.
— Excuse-moi, dit-elle, j’ai essayé de ne pas plomber l’ambiance de ton anniv mais j’ai eu du mal.
— Raconte-moi.
— Je pense beaucoup à Brian. Je ne sais pas si c’est de voir Sarah se marier ou toi tomber amoureuse, mais je me sens drôlement seule. J’en suis même à me dire qu’au point où en est ma vie ici, je pourrais partir m’installer en Australie avec lui.
« Ton départ serait un vrai coup dur pour moi, mais ça, je te le dirai une autre fois. »
— Tu en as parlé avec lui ?
— C’est lui qui l’a fait. On s’appelle toutes les nuits à cause du décalage horaire.
— Il pourrait s’installer en France, il serait près de Steve…
— Son père est malade. Il ne veut pas le laisser tomber.
Sophie me regarde soudain droit dans les yeux :
— Mais ce n’est pas ce qui me perturbe le plus, Julie.
« Qu’est-ce qu’elle va me dire ? »
Elle cherche ses mots.
— C’est à propos de Ric…
Elle s’arrête.
« Mais parle, bon sang ! Tu l’as vu embrasser une autre fille. Pire, tu es amoureuse de lui… »
— Sophie, dis-moi, s’il te plaît…
— Tu continues à te demander ce qu’il prépare…
— À chaque minute. C’est un enfer. Je vis sous un déluge de questions : pourquoi vise-t-il le domaine Debreuil ? Pourquoi met-il si longtemps à passer à l’action ? Voilà des mois qu’il prend des photos et prépare son coup. Qu’est-ce qu’il attend ?
— J’ai hésité à te le dire, mais je ne pourrais plus jamais me regarder en face si je te le cache. Promets-moi que tu ne vas pas faire de bêtise.
— Arrête, Sophie, tu me fais peur. Qu’est-ce que tu sais ?
— D’abord, promets-moi.
« Je m’en fous, je peux te jurer que la Terre est plate mais je veux savoir. »
— Je te promets.
Elle sort une enveloppe de son sac à main. Dedans, un article de journal, qu’elle déplie et pose sur la table.
« Le célèbre maroquinier Debreuil ouvre un musée dans l’enceinte de son vaste domaine. Les plus belles pièces de la collection familiale, les inestimables œuvres d’art et souvenirs historiques accumulés par Charles Debreuil et sa descendance à travers le monde, jusqu’à la prestigieuse collection de bijoux de sa petite-fille, la directrice actuelle, Albane Debreuil. Dans l’un des derniers écrins du luxe français, les visiteurs du monde entier vont pouvoir admirer les fabuleux trésors d’une des dynasties d’artisans les plus prestigieuses qui soit. L’ouverture est prévue dans trois semaines, pour le 1 er novembre, en présence de nombreux officiels et célébrités… »
Voilà donc ce que Ric attend, voilà sa cible. Tout se confirme. Je suis bel et bien amoureuse d’un voleur. Joyeux anniversaire, Julie.
Avec le retour des pluies, je n’avais plus besoin d’arroser le jardin de Mme Roudan. J’étais en train de récolter les dernières courgettes lorsque mon portable a sonné.
— Vous êtes Julie Tournelle ?
— C’est moi.
— Je vous appelle au sujet de votre tante, Alice Roudan.
— Qu’y a-t-il ?
— J’ai le regret de vous annoncer qu’elle s’est éteinte dans la matinée. Sincères condoléances.
Je suis debout, dans ses plates-bandes, les mains pleines de terre. Le vent souffle sur le sommet du toit, il fait gris. Un vertige.
— Elle n’a pas souffert ?
— A priori, non. Nous avions augmenté les doses de morphine. Nous avons été obligés de descendre son corps à la morgue, mais vous pourrez la voir. Elle a laissé des papiers pour vous.
— Je vais passer tout à l’heure. Il faut que je m’organise.
— Comme vous voulez, mademoiselle, il n’y a plus d’urgence…
J’ai raccroché et je me suis assise par terre. Les larmes sont venues immédiatement, chaudes, nombreuses. J’ai pleuré en caressant ses plantes. Elle ne verra pas les dernières fleurs de son jardin. Ce n’est pas la même douleur que lorsque David s’est tué en scooter. Il n’y a pas de révolte, pas de rage, juste une peine immense. La première fois que j’ai ressenti cela, c’est quand le chien de mes voisins, Tornade, est mort. Pendant que mes parents parlaient avec ses maîtres, j’avais aperçu son cadavre par une porte entrebâillée. Il ne jappait plus, il ne courait plus vers moi pour que l’on joue à la balle. Je me suis enfuie jusqu’au fond de notre jardin, où je me suis cachée dans un trou derrière le massif de lilas. C’était mon refuge secret. À cet instant, je donnerais cher pour m’y trouver. À l’époque, mes parents m’avaient cherchée, appelée, mais je n’avais pas répondu. J’avais besoin d’être seule. Ce n’est qu’à la nuit que mon père, fouillant une fois de plus le jardin pendant que la police menait des recherches dans la rue, m’a repérée dans le faisceau de sa lampe, blottie comme un piaf terrifié. Il m’a prise contre lui et on a pleuré ensemble. C’était la première fois, mon premier cadavre, le premier départ d’une créature que j’aimais. Depuis, j’en ai vu d’autres. La deuxième grande leçon est venue quelques mois plus tard. Quand mon oncle Louis est décédé, je n’ai pas pleuré. Pour être franche, je n’ai même pas été triste. J’ai pris conscience avec horreur que je préférais de loin le chien du voisin à ce vieux ronchon. J’en ai eu honte, mais j’ai appris depuis à voir les choses en face. Si on est honnête, on n’aime pas les gens ou les choses par légalité ou logique. Il y a autre chose. Un sentiment irrationnel qui ne se mesure vraiment qu’un jour comme aujourd’hui. Mme Roudan est morte et ça me fait une peine de chien.
Lorsque j’arrive à l’hôpital, tout le monde me traite comme si j’étais de la famille. On me propose de voir le corps. J’accepte. Je ne reconnais pas vraiment Alice. Peut-être à cause de la lumière crue des néons, peut-être parce qu’il n’y a plus de vie en elle. Il y a deux heures, je cultivais ses légumes et je suis là, la regardant, osant à peine poser la main sur son front parce que j’ai peur de ce que je vais ressentir. Je lui dois pourtant ce dernier geste d’affection. C’est épouvantablement froid. Je me remets à pleurer, je l’embrasse. Elle n’était rien pour moi et pourtant je sais qu’elle va laisser un vide énorme.
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