À son tour, elle s’est avancée jusqu’au comptoir. Elle a salué Mme Bergerot et m’a adressé un petit salut. En général, elle vient tous les deux jours. Le mois dernier, elle s’est fait opérer de la cataracte et c’est fou ce que son regard a changé. On dirait qu’elle redécouvre le monde.
— Je vais vous prendre une demi-baguette et, si vous en avez, j’aurais bien pris un pain viennois.
L’autre crétin s’en mêle :
— J’espère bien qu’ils en ont, sinon ce n’est pas une boulangerie !
Il est tout seul à rire. La mamie lève les yeux au ciel. Le bougre insiste :
— Quand on voit comment les bonnes femmes se débrouillent, on comprend mieux pourquoi Dieu est un homme…
Quelque chose se fige sur le visage de la petite dame. Elle pose sa demi-baguette sur le comptoir, contourne la cliente qui la séparait de Calant et le bombarde de son regard tout neuf. Chacun retient son souffle. Elle va sûrement lui jeter ses quatre vérités au visage. Soudain, elle brandit son parapluie et l’abat sur lui de toutes ses forces en hurlant :
— Mais tu vas la fermer, espèce d’idiot !
Et la voilà qui s’acharne sur lui et le frappe à répétition, façon forgeron. Tout le monde est stupéfait mais personne n’intervient. J’en vois même beaucoup avec une expression qui frise la franche satisfaction. Oubliez les super-héros avec leurs costumes moulants et leur cape qui flotte au vent. Oubliez les musculeux qui surgissent de l’azur pour rétablir la justice et sauver le monde. Aujourd’hui, tout change. La main du destin, la vengeance divine, c’est une petite mamie, et elle brandit la plus redoutable des armes : un parapluie à fleurs.
Bombardé de coups, Calant se protège le visage en poussant des petits cris de rongeur ridicules, mais il est tellement déstabilisé qu’il tombe assis sur ses fesses. La petite dame se penche au-dessus de lui :
— Voilà des années que vous empoisonnez la vie de ce quartier. Vous manquez de respect aux femmes, vous faites peur aux enfants. Vous êtes un sale type !
Elle lui en recolle trois bons coups avant d’ajouter :
— Et puisque vous aimez les petites citations, laissez-moi vous en apprendre. Pythagore a dit : « Souvent ma parole m’a fait perdre quelque chose. Toujours mon silence m’a fait gagner quelque chose. » Alors tais-toi !
— Mais madame…
— Ferme-la, je te dis ! Et n’oublie jamais que Platon a déclaré : « Chaque jour, sois gentil parce que tous ceux que tu croises livrent une rude bataille. »
Applaudissements à tout rompre. Calant s’est enfui à quatre pattes avant de disparaître dans la rue. Contrairement à tout à l’heure, le parapluie de la mamie est tout tordu et elle-même se tient bien droite. Chacun la félicite. Mme Bergerot lui a fait cadeau de son pain viennois et de gâteaux. Julien et Denis lui ont fait la bise. Je vais lui offrir un nouveau parapluie. Je sais ce que ma grand-mère aurait dit : « Tant qu’il y a mamie, il y a de l’espoir. »
Je trouvais déjà louche que Sophie ne m’ait pas téléphoné pour mon anniversaire, mais lorsque Xavier est venu acheter du pain et qu’il n’en a pas soufflé mot non plus, je me suis dit qu’il y avait anguille sous roche. Je pronostique un guet-apens à moyen terme.
Vingt-neuf ans, ça fait réfléchir. Presque trente. Les premiers bilans, déjà des routes dépassées que l’on ne peut plus prendre. On commence à subir les conséquences des choix d’avant. On se rend compte que d’autres jeunes, encore plus jeunes que nous, poussent déjà derrière. Je me cramponne au chiffre. Il me reste encore un an avant de paniquer. Pour le moment, je monte chez Ric, avec qui j’ai rendez-vous pour dîner.
Lorsqu’il ouvre, il m’embrasse et me souhaite bon anniversaire, mais son comportement a quelque chose d’inhabituel. Il me parle à voix basse et ses gestes ne sont pas aussi chaleureux que ces derniers temps. Je suis à peine entrée que la porte de sa chambre s’ouvre brusquement et mes amis débarquent. Sophie, Xavier, Sarah et Steve surgissent avec des paquets. Ils sont autour de moi. Ils sont ma vie, certains depuis longtemps, chacun pour des raisons différentes. Avec Xavier, Ric installe une sorte de buffet et sort les assiettes, les salades, des plats assez peu harmonisés et des petits gâteaux.
— Tu pourras remercier ta patronne et le pâtissier, me dit-il. Ils ont tout préparé pour toi en douce et ils te l’offrent.
Je suis tellement heureuse que Ric ait eu la bonne idée de les réunir et tellement heureuse que personne n’ait invité Jade. On place les chaises en rond, Xavier s’est installé par terre sur un pouf défoncé.
En bavardant, on a commencé à comparer la réalité de nos vies par rapport à ce que l’on s’imaginait quand on était petits. Sarah a été la première :
— À six ans, je faisais déjà collection de camions de pompiers. Sans jeu de mots, j’étais au bas de l’échelle ! Mais je n’aurais jamais cru possible d’éprouver le bonheur que je vis aujourd’hui. Et dire que c’est au moment où j’avais renoncé qu’il s’est présenté…
— … Avec sa grosse lance à incendie, oui, on sait, plaisante Sophie.
Steve réagit :
— Là, je compris ce que tu dis. Vous êtes tous des obèses sexouels en French.
— Des obsédés, rectifie Xavier, des putains d’obsédés !
— C’est qu’est-ce que je dis, répète Steve avec application. Vous êtes tous des poutains de sexouels.
Et le voilà qui embrasse fougueusement sa femme.
Steve progresse vite en français. Xavier lui a appris pas mal d’insultes et de gros mots. Pour le reste, il travaille avec des livres et regarde la télévision.
Quand Xavier doit à son tour répondre à la question de ce qu’est sa vie aujourd’hui, il redevient plus sérieux :
— Pour ma part, je collectionnais les blindés, les chars et les automitrailleuses. N’allez pas croire que je rêvais d’épouser un militaire pour autant ! Franchement, l’idée de collectionner des armes lourdes m’a toujours paru étrange, surtout à moi qui suis d’un naturel plutôt pacifiste. Peut-être que cela traduisait un besoin de sécurité ou une envie de protéger les autres, j’en sais rien. J’ai fini par l’avoir mon tank, mais il a fallu que je le construise moi-même et que vous m’aidiez à le voler…
Steve s’étonne :
— Tu volé un tank ?
On a mis Sarah et Steve dans la confidence pour l’évacuation de la voiture de Xavier. Steve est mort de rire. Il dit que si on doit refaire une chose pareille, on peut compter sur lui. Lorsque vient le tour de Sophie, elle répond qu’il est encore trop tôt pour répondre. Trop tôt ce soir, ou dans sa vie ? Elle n’a pas l’air bien.
Ric s’en sort en répondant qu’il vient d’arriver dans la région et qu’il sent que bientôt sa vie va changer. Il a beau me regarder en disant cela, je ne sais pas comment je dois le prendre. Ils ont fini par me poser la question mais je n’ai même pas eu à répondre. Tout le monde s’en est chargé pour moi. Sarah a parfaitement résumé ma situation :
— Toi, en ce moment, c’est une révolution par semaine ! Tu changes de job, tu changes de m…
Ric a fait semblant de froncer les sourcils, puis il s’est mis à rire en envoyant un clin d’œil appuyé à Xavier. S’il a parlé, Xav me le paiera. Sarah a rougi comme un des camions qu’elle collectionnait.
On est restés tard, on a mangé n’importe quoi puisque chacun avait apporté un plat. On a même tenté de faire goûter nos fromages à Steve qui, tout baraqué qu’il est, a quand même reculé devant un petit bout de roquefort. Il y a du monde pour faire du surf et lancer des boomerangs, mais lorsqu’il s’agit de manger un petit morceau de moisi, y a plus personne. Ils m’ont aussi fait souffler les bougies de mon gâteau et j’ai reçu des cadeaux. De la part de Xavier : un superbe presse-papiers fait de métaux mélangés en volutes qu’il a lui-même fabriqué. Sarah et Steve : un gros livre sur les plus beaux voyages à faire à travers le monde. Ric : un CD de Rachmaninov. Sophie : trente petites boîtes qu’il a fallu que je déballe les unes après les autres. Vingt-neuf contenaient chacune une bougie parfumée et, dans la trentième, elle avait entassé des sachets de croquettes à chat, des capotes et une annonce pour un détective privé découpée dans un journal gratuit. Garce. On a bien rigolé, surtout elle. On a aussi refait le monde, c’était génial.
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