Un craquement le tira brutalement de ses songes. Thomas fit volte-face et découvrit Pauline, qu’il n’avait pas entendue approcher. L’infirmière s’arrêta, gênée.
— Je vous dérange. Et en plus, je vous ai fait peur…
— Je réfléchissais.
— Françoise vous a vu partir vers le fond du verger…
— Vous avez besoin de moi ? Un problème ?
— Tout va bien. J’ai seulement eu envie de vous rejoindre. Vous vous faites rare ces derniers jours.
Thomas l’invita à prendre place sur le banc. Côte à côte, l’infirmière et le médecin restèrent un moment à contempler la vue en silence. Finalement, Thomas était heureux de ne plus être seul perdu dans ses pensées.
— Votre œil et votre lèvre vont mieux, constata Pauline. On dirait que votre main aussi. Si vous avez besoin de soins, n’hésitez pas à me demander. Je ne soigne pas que les séniors…
— Merci. Je m’en souviendrai.
— Vous venez de plus en plus souvent ici.
— C’est amusant. Il y a quelque temps, devant un autre panorama, assez loin d’ici, un ami a prononcé exactement la même phrase.
Pauline resta un instant silencieuse puis déclara :
— Vous avez dû faire une sacrée chute pour vous retrouver dans cet état-là…
— Une belle gamelle en effet.
— Je n’aurais pas aimé vous découvrir le cou brisé dans votre escalier en arrivant le matin.
Thomas se contenta de sourire.
— L’homme rustre me trouve-t-il indiscrète si je m’intéresse à lui ?
— Il n’y a rien qui mérite de s’y attarder. Savez-vous pourquoi cette rivière s’appelle la Renonce ?
— Pas la moindre idée.
— Le village où j’ai séjourné en Inde s’appelle Ambar. Ça veut dire « ciel ». Les noms évoquent souvent quelque chose qui ne doit rien au hasard.
— La Renonce est une jolie rivière, je n’ai pas envie que son nom soit associé à un sens négatif. Vous avez réussi à voir vos proches ?
— Ils ne sont pas dans les environs.
— Pourtant, vous avez dit avoir accepté ce poste pour votre famille…
Thomas se tourna vers Pauline et la regarda droit dans les yeux.
— C’est un interrogatoire ?
— Je ne me permettrais pas, mais un homme que je respecte beaucoup m’a récemment rappelé que la franchise est une excellente base pour vivre ensemble. Je crois que c’est un homme bien, mais je suis un peu inquiète pour lui. J’ai de plus en plus l’impression qu’il porte quelque chose de lourd, seul.
— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?
— Je porte moi-même un fardeau, toute seule. Je suppose que l’on reconnaît chez les autres les sentiments que nous éprouvons nous-mêmes. Qu’en dites-vous ?
— L’homme rustre est plus doué pour peindre un mammouth sur les murs de la grotte que pour s’engager sur ce terrain-là.
— Vous savez, monsieur Sellac, des hommes, j’en ai fréquenté beaucoup, et de près. Je n’en ai jamais compris aucun. Que cherchent-ils ? Que veulent-ils de nous ? Je les ai côtoyés de si près que le dernier a réussi à me faire un enfant. J’aime mon fils et je ne regrette absolument pas sa naissance. Théo existe, et même s’il n’est pas toujours facile de l’élever seule, c’est un bonheur dont je ne soupçonnais pas l’ampleur. Son père était un drôle de type, une machine à avaler des steaks pour en faire des poils de barbe et à rendre les filles malheureuses — sauf sur une banquette arrière de voiture. Mais ça n’a rien à voir avec Théo. Mon fils est un petit gars qui ne doit pas payer pour tout ce qui est arrivé malgré lui. Il démarre son tour sur le grand manège. C’est moi et l’autre abruti qui lui avons donné son ticket, mais ce n’est pas l’essentiel. Il est là et j’espère être sa chance. Pour lui, je suis prête à tout. Peu importe si je dois me sacrifier. Il n’a pas à payer pour mes erreurs.
Jusqu’au plus profond de Thomas, le propos trouva un écho extraordinaire.
— Pourquoi me confiez-vous tout cela ?
— J’ignore ce que vous vivez, docteur, mais cela ne doit pas être facile. Vous n’avez pas à m’en parler mais franchement, je ne me vois pas vous cacher ce que je sais. Je me doute que c’est compliqué avec votre petite amie… La différence d’âge…
— De quoi parlez-vous ? Je n’ai pas de petite amie.
— Dommage. Je vous sentais différent des autres. Mais c’est votre droit. Françoise a raison, on ne connaît jamais les gens. Pardon d’avoir été intrusive. Cela ne se reproduira plus.
— Pauline, bon sang, expliquez-vous !
L’infirmière leva les yeux vers l’horizon.
— Et voilà, c’est tout moi. J’aurais mieux fait de me taire et de m’occuper de mes affaires. Je me retrouve embourbée, comme toujours. Si je me tais, vous m’en voudrez et si je parle, vous m’en voudrez aussi…
— Ne compliquez pas tout. Dites-moi. Je vous le demande.
— Les hommes nous condamnent souvent, même pour des choses qu’ils ont exigées… Mais je vais vous obéir et être franche : la semaine dernière, lorsque je vous ai déposé, je vous ai vu attendre une petite jeune jusqu’à en pleurer. Je crois que c’est pour elle que vous vous êtes battu l’autre soir. Les histoires d’amour se passent rarement comme on l’espère. Je suis désolée pour vous. Voilà, je ne me voyais pas continuer à vous regarder en face chaque jour en gardant cela pour moi.
Thomas eut un magnifique sourire.
— Vous m’avez suivi ?
— Pardon, je n’aurais pas dû.
— Vous avez failli me tuer en voiture, vous vous êtes foutue de moi et vous m’avez suivi ?
— Je réalise à quel point c’est nul, mais c’était plus fort que moi.
Thomas éclata de rire.
— J’ai pleuré en l’attendant ?
— Oui.
— Je ne m’en suis même pas rendu compte.
— Elle est très belle. Elle fréquente quelqu’un d’autre, c’est ça ?
— Il s’appelle Romain. Ça m’a rendu fou quand je me suis aperçu qu’il sortait avec elle, mais je crois que c’est un type bien.
— Vous êtes beau joueur. Comment s’appelle-t-elle ?
— Emma. Pour elle, je suis prêt à tout. Peu importe si je dois me sacrifier. Elle n’a pas à payer pour mes erreurs… C’est ma fille.
Impossible de dire si une autre latte du vieux banc avait cédé ou si Pauline avait perdu l’équilibre, mais elle en tomba dans l’herbe.
— Monsieur Ferreira, puis-je vous parler en particulier ?
L’homme à la canne rajusta ses lunettes et se cambra.
— Je ne sais pas ce que l’on vous a raconté, docteur, mais c’est faux. C’est de la pure calomnie. Je n’ai volé aucun sablé au citron et ce n’est pas moi qui ai joué avec la perruque de Chantal l’autre nuit.
— Tout ça n’a rien à voir avec les sujets que je souhaite aborder. Voulez-vous me suivre dans mon bureau ?
Visiblement soulagé, Jean-Michel accompagna Thomas en avalant deux petits bonbons, comme s’il s’offrait une récompense. Le docteur ferma la porte derrière eux et invita le vieux monsieur à prendre place dans le fauteuil.
— Monsieur Ferreira, je vais être direct. Malgré les petits lapins sur les murs et les jouets qui encombrent les réserves, vous n’êtes plus un enfant, n’est-ce pas ?
Jean-Michel haussa les sourcils.
— Je n’ai pas à me mêler de votre vie, continua le médecin, mais je souhaite vous garder en forme le plus longtemps possible. C’est pourquoi je vais me permettre un conseil.
— Je vous écoute, docteur.
— Si j’étais vous, je réduirais très sérieusement ma consommation de confiseries. À vous seul, vous devez en ingurgiter plus que tous les pensionnaires de ce lieu à l’époque où il était à la fois une crèche et une garderie. Ce n’est bon ni pour votre tension, ni pour votre glycémie. En mangeant autant de bonbons, vous vous mettez en danger.
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