Elle finit d’un trait son verre de whisky comme si elle comptait sur l’alcool pour apaiser son estomac.
— Pas de la même façon, mais Philippe me trompait autant chez nous qu’à l’extérieur, reprit Marie-Lou, un ton plus bas. Je vais te faire un aveu terrible, Adam : j’ai vécu pendant quinze ans avec un homme que je ne connais pas.
Marie-Lou et Philippe ont divorcé. Ma sœur s’est remariée trois ans après avec un confrère journaliste. Elle lui pose beaucoup de questions.
Seigneur, l’inconnu qui, le 12 juin 1642, au coucher du roi, glissa un billet à Cinq-Mars pour l’inviter à se cacher parce que Louis XIII voulait le faire arrêter, était-ce le jeune Molière ?
Seigneur, qui, le 22 juin 1958, à Los Angeles, a assassiné Geneva Hilliker Ellroy, la mère de l’écrivain américain James Ellroy (Le Dahlia noir, L.A. Confidential, Ma part d’ombre , etc.), lequel, lorsqu’il était enfant, jeta une malédiction contre elle, souhaitant sa mort ?
Seigneur, le 4 mars 1989, au bar du Ritz, vers une heure du matin, une jeune femme brune aux yeux bleu-violet, d’une beauté biblique, me dit à l’oreille : « Je vous cherche depuis cinq ans, je vous trouve enfin. » Mais elle disparut presque aussitôt. À mon tour, je l’ai cherchée. Toute la nuit, puis pendant cinq ans. Sans la retrouver. Qui était cette femme dont je suis toujours en manque ?
Seigneur, qui a fait empoisonner la très belle Agnès Sorel, maîtresse officielle de Charles VII ? Le dauphin, futur Louis XI, qui la détestait ? Jacques Cœur, qui reconnut sa culpabilité sous la torture, puis fut lavé de tout soupçon ? Marie d’Anjou, l’épouse de Charles VII ? Mais Agnès Sorel est-elle réellement morte empoisonnée au mercure ?
Mettre en question la question
Mon entretien avec Jean-Manuel T., l’un des éditeurs du vaste domaine des essais chez Gallimard, a été un peu fou. Car il me posait des questions à propos de mon futur livre sur les questions ; et je lui posais des questions sur ce qu’il en attendait. Nous nous répondions par des questions, et notre façon d’y répondre était d’en soulever d’autres. Je lui ai demandé si un ouvrage sur les questions ne devrait pas être constitué que de questions. Il s’était posé la question. Il s’interrogeait et m’interrogeait sur ma capacité à prendre de la distance avec moi-même pour me poser les bonnes questions sur l’art et la technique de poser des questions. Je m’étais en effet posé la question. Je lui ai dit qu’il me serait utile qu’un expert établisse un questionnaire psycho-sociologique sur le fonctionnement des questions dans nos rapports humains. Il m’a suggéré de me poser la question de l’usage comparé des questions dans la sphère professionnelle et dans la sphère privée.
— Il faudra laisser des questions ouvertes, me dit l’éditeur.
— D’autant plus, ajoutai-je, que je ne pourrai pas répondre à toutes les questions.
— Cependant on attendra de vous que vous examiniez la question sous tous ses aspects.
— Oui, mais il est hors de question que je fasse un gros livre.
— Question de méthode ?
— Non, question de temps.
— Au fond, votre travail consistera à mettre en question la question.
— Ce qui va m’obliger, moi, le questionneur, à me mettre en question.
— Et même à vous infliger la question !
— Oh, là ! Je ne pensais pas que cette question m’entraînerait aussi loin. Je commence à me poser sérieusement des questions sur ce livre…
— Mais non, mais non… Ce n’est qu’une question de confiance. J’ai confiance en vous.
— Je peux vous poser une question ? lui demandai-je.
— Je vous en prie.
— Comment se manifeste votre confiance ?
— Par un contrat et un à-valoir, pas énorme, mais quand même…
En attendant ce contrat accompagné d’un chèque probablement bien modeste, j’ai continué de réfléchir sur mon métier d’intervieweur et de prendre des notes en réponse à mes questions.
Interviewer, c’est décider de quoi l’on va parler. C’est avoir l’initiative des mots. C’est bénéficier des privilèges du terrain et de l’offensive. Il y a du pouvoir dans cette position du premier qui parle. Il y a aussi du risque : se faire contrer d’entrée de jeu. Ce pouvoir du questionnement apparaît de moindre conséquence chez un journaliste que chez un professeur, un policier ou un DRH qui, selon les réponses qu’ils obtiennent, peuvent sanctionner, punir ou exclure. L’intervieweur lance des mots pour attraper des mots. Ce n’est qu’un jongleur, un saltimbanque de l’information. Son numéro terminé, il laisse le public juge.
Celui qui lui répond a le prestige. Il est questionné parce qu’il détient un savoir qu’il va transmettre. C’est lui que l’on lit ou que l’on écoute, c’est pour lui que l’on est attentif. Ses réponses font avancer le schmilblick, nom donné par Pierre Dac à la connaissance. Peut-être ses propos seront-ils cités, reproduits ou commentés ? Il espère retirer de l’entretien de la sympathie, de la confiance, de la notoriété. S’il est en campagne pour une élection ou « en promo » pour un livre, un film, un disque, un concert, etc., il compte bien que ce sera « payant » ou « très porteur ».
À la télévision, des inconnus sont ravis d’exposer leur intimité à la curiosité vorace de la foule. Les voilà célèbres dans leur quartier ou leur village pendant quelques jours. Comme des grands ils ont répondu publiquement à des questions. Ils ont appartenu durant quelques minutes à un autre monde, les nantis de la parole.
Ce n’est pas le journaliste ou l’animateur qui, avec ses questions, change tant soit peu le cours naturel des choses, c’est la personne qui lui répond. Accepter d’être interviewé, c’est avoir l’ambition d’ajouter à l’opinion publique ou à la culture générale. Des philosophes pensent que la question est plus importante que la réponse. Les journalistes et les animateurs qui croient cela doivent faire soigner leur ego.
Chacun a sa manière d’interviewer comme chacun a sa façon d’écrire. On a préparé des questions, on les a classées selon un plan qui paraît logique ou astucieux. Il arrive heureusement que des réponses inattendues viennent perturber le scénario et entraînent le journaliste sur des chemins non balisés. Il est tout aussi important pour lui de savoir écouter que de savoir parler. La réactivité aux réponses est une qualité nécessaire. Il est bien que l’interview ressemble à s’y tromper au naturel d’une conversation, même si le sujet en est la transgenèse des céréales ou les mentalités et croyances dans la Puisaye du haut Moyen Âge. Ne pas craindre d’être ou de paraître naïf, ému, passionné, amusé, étonné, voire scandalisé, aux yeux de l’interviewé. Il se sentira ainsi conforté pendant sa performance oratoire et encouragé à lâcher plus de confidences.
Interviewer, c’est tenter de dérober son miel à un apiculteur.
Une interview, c’est un bouche-à-bouche pour du bouche à oreille.
L’interview moins rare qu’on pourrait le croire : un auteur questionné sur le livre qu’il n’a pas écrit par un journaliste qui ne l’a pas lu.
Le temps de l’interview conditionne sa forme. On n’interroge pas pendant une heure — c’est la durée d’« Aparté » — comme on interroge quand on ne dispose que de cinq ou dix minutes.
Conseils. Commencer les longs entretiens, pour la presse écrite comme pour l’audiovisuel, en douceur, avec humour, dans la décontraction et la séduction. Apprivoiser, mettre en confiance, rassurer, et même, si l’on voit l’autre en face méfiant ou coincé, le flatter. Pas trop, un peu, juste ce qu’il faut pour le dénouer, lui insuffler de l’énergie et de l’assurance.
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