J’eus un peu plus de chance avec Gribiche et Ravigote. Lorsque ma femme, Lucile, et moi nous nous sommes installés dans une maison de Ville-d’Avray, elle a désiré que deux chats ajoutent du charme à notre intimité et au jardin. C’étaient deux sœurs, pelage gris souris traversé de bandes parallèles couleur noir de merle. Nous leur avions donné les noms de deux sauces vinaigrette piquantes parce que Lucile réussissait celles-ci à la perfection et parce que les deux chattes avaient elles aussi quelque chose de piquant dans leurs airs effrontés.
Je suis plus doué pour comprendre les questions des chats que leurs réponses. Autant je suis sûr du caractère interrogatif de leur langage sonore et corporel, autant je doute de leur capacité à nous répondre, à moins que par caprice ils ne s’y refusent. Repus de croquettes, affalés dans le moelleux, les gros matous jugent même inutile tout effort de communication. Au-dessus d’eux, en permanence, une pancarte virtuelle sur laquelle on lit : ne pas déranger.
Pour demander, ça, Gribiche et Ravigote, elles savaient y faire ! Miaulements modulés selon le degré d’impatience, frôlements sinueux de mes chevilles, regards énamourés, paupières en essuie-glace, légers coups de patte… Pas difficile à comprendre. Pourrais-tu nous ouvrir la porte ? C’est bientôt fini cette insupportable musique de Wagner ? Nous n’apprécions pas le nouveau granulé de nos litières, pourquoi Lucile ou toi en avez changé ? Que lis-tu en ce moment ? Peux-tu nous accorder quelques minutes de caresses ? Oui, ensemble, si tu es assez habile de tes deux mains. As-tu pour nous de l’amitié, de la tendresse ou de l’amour ? Et ton épouse ?
En sens inverse, la communication était plus complexe. Les miaulements sont des déclarations ou des questions, jamais des réponses. Les clignements d’yeux permettent aux chats de dire oui ou non, pas davantage. C’est du ronronnement qu’on peut espérer la repartie la plus loquace. Encore faut-il en comprendre le langage. Une constante pour Gribiche et Ravigote — comme pour tous les chats : après leur avoir posé une question, les caresser ou leur gratouiller le dessus du crâne pour obtenir une réponse sous la forme d’un ronron.
À leur écoute, j’avais remarqué que leurs ronronnements n’étaient pas tout à fait les mêmes. Plus doux et mélodieux chez Gribiche, un rien plus rauques chez Ravigote. La conversation de celle-ci avait, me semblait-il, plus de caractère que le discours de celle-là. Je les avais enregistrés sur un magnétophone très sensible et écoutés sans relâche comme s’il y avait dans ces petits grondements de leur intimité un secret à percer. Étude des rythmes, du volume sonore, du temps écoulé entre arrêts et reprises… Comparaison des courbes des résultats pour les deux chattes… Lucile se moquait. « Tu aurais intercepté un dialogue ou des borborygmes d’extraterrestres que tu ne leur manifesterais pas plus d’intérêt. »
J’avais l’impression, mais ce n’était qu’une impression, que les ronronnements différaient légèrement selon qu’ils étaient des réponses à des questions d’ordre pratique, du genre : avez-vous faim ? pourquoi préférez-vous dormir dans une corbeille de linge propre repassé plutôt que dans une corbeille de linge propre non repassé ? ou à des questions qui élevaient leur âme, comme : trouvez-vous que le temps passe trop vite ou trop lentement ? la réflexion philosophique dépend-elle chez vous de l’inné ou de l’acquis ?
Mes expériences et mes études n’ont pas abouti. Le ronron est resté pour moi un langage indéchiffrable. J’ai continué de caresser Gribiche et Ravigote, de leur gratter le crâne et le dessous, si doux, de leur mâchoire, mais en ne les interrogeant plus. Je me suis lassé de leurs réponses hermétiques. Trop frustrant. Rien n’est plus démoralisant que de recevoir des réponses incompréhensibles à des questions pourtant stimulantes.
Quand Lucile et moi nous nous sommes séparés, je suis parti avec Ravigote, elle gardant Gribiche. Les deux chattes ont beaucoup souffert de leur désaccouplement. Plus que nous. Comme l’une et l’autre se laissaient mourir, j’ai rendu Ravigote à Gribiche et à Lucile. Me serais-je montré aussi conciliant, n’aurais-je pas exigé la réunion chez moi des deux chattes, si elles avaient répondu à mes questions avec clarté ?
Lucile m’a demandé tout à trac : et si on se mariait ? J’ai répondu : oui.
Insensé ! Comment, moi, intervieweur professionnel, spécialiste des questions piégeuses, ai-je pu me laisser piéger comme un béjaune par une question aussi peu inattendue ? La nuit de la Saint-Sylvestre est-elle une circonstance atténuante ? Nous avions passé le réveillon chez des amis fortunés. Bollinger, Montrachet, Richebourg et Château-Yquem avaient allumé en nous de somptueux incendies que l’alcool noyait dans le même temps. Le passage d’une année à l’autre se fit dans l’euphorie. Lucile ne m’a pas proposé le mariage parce qu’elle avait pressenti que dans ces circonstances inhabituelles je serais malléable, mais parce que de nous tous elle était celle que le vin avait rendue la plus conquérante.
Depuis longtemps, je m’étais posé la question du mariage. J’y avais répondu par la négative, étant convaincu que je serais responsable de son échec. La suite confirma mon pronostic. Mais, homme de parole, je devais honorer mon oui, même s’il avait été prononcé dans un moment de délicieux égarement.
Je me pardonnais mon imprudence en me convainquant qu’une union officielle était une expérience qui, si je ne la vivais pas, me manquerait. Quarante ans était le bon âge. Et puis Lucile, ma cadette de cinq ans, était la première femme avec laquelle je me sentais toujours bien . Oui, très bien, tout le temps et partout : au lever et au coucher, dans la cuisine, au salon, à table, au lit, en promenade, en voyage, au spectacle, chez les amis… Je me souviens d’une autre femme que j’appréciais beaucoup, sauf en voiture. Quand je conduisais, elle avait peur ; quand elle conduisait, je m’énervais. Sur l’accélérateur et le frein nos deux talons d’Achille. Avec Lucile pas de mistigris dans notre couple. Pas même mes questions qu’elle savait, avec le sourire, éviter ou désamorcer, quand elle ne choisissait pas d’y répondre avec une franchise qui respirait la belle santé. Ainsi me narra-t-elle toutes les occurrences et toutes les raisons qui avaient fait que, femme rayonnante, ô combien désirable, à trente-cinq ans elle ne s’était pas engagée durablement, ni ne s’était mariée, ni n’avait eu d’enfant.
Pour moi elle avait quitté un publicitaire de renom. Mais cela ne s’était pas passé du jour au lendemain. Elle n’était plus sûre de ses sentiments pour lui ; elle ne l’était pas encore pour moi. Pendant plus de deux mois elle avait mené une double vie, bricolant avec génie un emploi du temps où lui avait de moins en moins de place et moi de plus en plus. À ses absences ou ses retards elle trouvait des justifications qui témoignaient de la richesse de son imagination. Elle savait lui mentir au téléphone avec aplomb. J’étais émerveillé par son audace, ses ruses, et les preuves grandissantes de son amour pour moi. Étant chaque jour un peu plus certain de sortir vainqueur de son double jeu, j’y prenais du plaisir. Et elle ? Oui, me répondit-elle sur l’oreiller, avec une douce cruauté. Non, ajouta-t-elle un peu plus tard, le regard mélancolique. Garder les deux hommes ? Elle s’en fut dans la salle de bains. Le lendemain, elle rompit avec le publicitaire. Sa demande en mariage était aussi une adresse à elle-même pour fixer son cœur et amarrer sa vie.
Lucile était la principale collaboratrice de l’agence artistique Artbis qui avait sous contrat des comédiens et des musiciens. Pas de vedettes, encore moins des stars, mais, tels des écrivains du second rayon, de talentueux artistes du second rang. Elle s’employait à leur trouver des rôles ou des concerts, à négocier leurs cachets et à leur assurer une exposition médiatique.
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