— Vous savez, les régimes, il connaît ! Il se prive de tout ce qu’il aime parce que tout ce qu’il aime le fait grossir. Le malheur, c’est que, s’il ne grossit plus en mangeant peu, il ne maigrit pas.
— Comment expliquez-vous ça ? demandai-je au mari, apparemment pas du tout ennuyé que la conversation portât sur ses rotondités.
— Mon médecin nutritionniste m’a expliqué que je suis un cas très rare : tout ce qui rentre en moi fait ventre, même les aliments très peu caloriques. Pour maigrir il faudrait que je ne mange rien, absolument rien. C’est évidemment impossible. Depuis plus de trois ans j’ai supprimé l’alcool, le pain, les féculents, les matières grasses, les sauces, les fromages, les desserts, et j’en oublie… Voyez le résultat !
— Mon mari est un martyr, reprit sa femme.
— Le Martyre de l’obèse , dis-je bêtement.
— Vous pensez bien que le roman de Béraud, nous l’avons lu ! Mon mari est un martyr que les privations n’ont pas rendu triste ou amer. Je lui sais infiniment gré d’avoir gardé sa belle humeur.
— Merci, ma chérie.
— Imaginez le supplice que je lui inflige chaque soir, au dîner. Tandis que je mange normalement devant lui — et parfois le plat est très odorant —, il doit se contenter d’une petite salade à l’huile de soja et d’un yaourt maigre.
Il fit un mouvement de tête qui voulait dire : eh bien, oui, c’est comme ça, je suis résigné…
— Et au déjeuner ? demandai-je.
— J’ai chaque jour un déjeuner d’affaires ou de travail, mais toujours avec un menu diététique : poisson grillé, viande à la plancha, légumes cuits à l’eau…
— Et avec tout ça vous ne maigrissez pas ?
— Hé ! non, mais je ne grossis plus, ce qui, croyez-moi, est déjà une victoire.
Il était midi et demi.
— Je suppose, dit la femme en s’adressant à son mari, que tu ne nous accompagnes pas au bar ?
— Non, tout ce qu’on y sert est mauvais. Je préfère sauter le déjeuner pour dîner un peu plus copieusement ce soir. Enfin, copieusement, c’est une façon de parler…
— Vous venez avec nous ? me demanda-t-elle en prenant sa petite-fille par la main.
— Non, merci, je n’ai pas faim. Je vais tenir compagnie à votre mari.
J’avais de la sympathie pour cet homme affligé d’une nature injuste. Comment s’accommodait-il de son corps et de la discipline alimentaire à laquelle il devait se plier ? Comment être un très gros et manger comme un très maigre ? Ne connaissait-il pas des moments de désespoir ? Tout en jetant par la fenêtre des regards sur les bois et les prés qui se succédaient à vive allure il me répondait avec la bonne humeur que son épouse avait louée.
— J’ai l’impression, dit-il, d’être l’invité de votre émission « Aparté ». Ne manquent que les caméras. Il y a le bruit du train aussi. Mais vous enchaînez les questions comme si nous étions à la télévision.
C’était vrai. Face à lui je me retrouvais dans cet état d’indiscrétion insistante qui me fait palpiter le cœur et briller les yeux devant les caméras. Nous enroulions questions et réponses dans une confiance tranquille, qui allait de soi, comme si une vieille complicité s’était rétablie à la faveur de ce voyage. Je ressentis soudain l’impression assez rare, mais toujours mémorable, que je m’approchais d’un secret, et que, sans faute de ma part, avec à la fois patience et détermination, en ne relâchant pas l’empathie réelle que mon interlocuteur lisait sur mon visage, je parviendrais à lui faire dire ce qu’il n’avait nullement l’intention de lâcher il y a encore cinq minutes. Cela se voyait à son sourire où se lisait autant de malice que de satisfaction à l’idée du bon tour qu’il allait se jouer à lui-même. Il y avait dans l’air, entre nous deux, une émotion toute de légèreté et de sincérité. Je bichais intérieurement. Enfin, le moment de la confidence était arrivé.
— Monsieur Hitch, me dit-il, je suis flatté que vous me manifestiez de l’intérêt comme si j’étais une personnalité aussi connue que celles que vous recevez dans votre émission. Je vais récompenser votre gentillesse. Et votre flair. Si, si, votre flair. Ce que je vais vous dire est un secret. L’aveu d’un mensonge matrimonial. Si ma femme apprenait la vérité, c’en serait fini de mon couple. Et j’aime ma femme.
— Monsieur, vous pouvez compter sur ma discrétion, je vous donne ma parole.
— Merci. (Un silence de quelques secondes, comme s’il reprenait son souffle.) Je ne suis pas un cas médical. Je suis gros parce que je mange. Trop. Enfin, pas ce que je devrais manger. Comprenez-moi : l’argent, j’en ai beaucoup ; le sexe, c’est fini depuis longtemps. Alors que me reste-t-il comme plaisir ? La table. Mais ma femme menace de me quitter si je ne fais pas des efforts pour maigrir. J’en fais. À ses yeux, du moins. Les déjeuners diététiques avec mes clients ou mes collaborateurs, c’est vrai. Nos dîners tête à tête pendant lesquels je mange une petite salade et un yaourt, c’est vrai. Elle-même vous les a racontés. Mais ce qu’elle ne sait pas c’est que je quitte mon bureau vers dix-neuf heures. Un quart d’heure après, je suis discrètement attablé dans un petit salon du Père Claude, vous savez, l’un des restaurants préférés de Chirac. Et là je mange à ma faim. Sans contrainte. À moi les plats canailles de la cuisine française : bœuf en daube, haricot de mouton, gigot de sept heures, andouillette au vin blanc, potée auvergnate, choucroute alsacienne, entrecôte-frites, j’en passe et des meilleurs. Bordeaux ou bourgogne, je ne suis pas sectaire. Fromage ou dessert, ou , oui, quand même ! Le plus souvent fromage. À huit heures j’ai fini. À huit heures et quart je suis chez moi. Comblé et jovial. J’ai encore un peu de place pour la petite salade et le yaourt maigre qui me valent l’admiration de ma femme.
— Vous la trompez avec une table ? dis-je en riant.
— On peut dire ça comme ça.
— C’est original ?
— C’est surtout triste. Je me passerais bien de ce subterfuge. Mais comment faire autrement ? Je ne veux renoncer ni à ma femme ni à la table.
— Comment faites-vous pendant le week-end ?
— Le week-end, c’est l’enfer. Pas de Père Claude possible. Alors, je suis réellement au régime. Ce qui me permet sur la semaine d’équilibrer mon alimentation et de ne plus grossir.
Il me fit un clin d’œil. Sa femme et leur petite-fille revenaient du bar. Elles posèrent devant nous deux bouteilles d’eau et quelques tristes bretzels.
À peine eus-je ouvert ma porte que Marie-Lou se jeta dans mes bras en pleurant. Je me doutais bien, ayant reçu un coup de fil une demi-heure auparavant, qu’un motif grave expliquait sa visite soudaine. Ma sœur s’épanchait alors si peu qu’on pouvait la croire sans humeur. Paradoxe pour une esthéticienne, la sérénité était le maquillage naturel de son séduisant visage. Elle aimait son mari, leurs deux enfants, un fils et une fille, et son métier. Si l’on m’avait demandé quelle personne à mes yeux était la plus proche du bonheur, ou la plus représentative de cet état de félicité tranquille à laquelle aspire la majorité des gens, j’aurais désigné Marie-Lou.
Ses larmes coulaient et l’image lisse s’était gondolée. Elle avait trente-sept ans. C’était la première fois que je la voyais souffrir, notre mère étant alors encore en vie. Je m’attendais au pire. Pour elle ça l’était : son mari la trompait. Je ne lui ai pas dit qu’un cancer qui aurait frappé l’un de ses enfants, leur père ou elle-même, eût été autrement plus dramatique. En étais-je si sûr ? À lutter contre une trahison on ne perd pas ses cheveux, mais ses illusions. Elles ne repoussent pas.
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