— Vous êtes dans le bureau de mon oncle, Saul Goldman. Je suis son neveu.
— Saul Goldman ? Mais il y a des mois qu'il ne travaille plus ici.
— Qu'est-ce que vous me racontez…
— Il a été foutu à la porte.
— Quoi ? C'est impossible, il a fondé ce cabinet !
— La majorité des partenaires a exigé son départ. Ainsi va la vie, les vieux éléphants meurent et les lions mangent leur cadavre.
Je pointai sur lui un doigt menaçant :
— Vous êtes dans le bureau de mon oncle. Sortez !
À ce moment-là la réceptionniste déboula avec Edwin Silverstein, l'associé le plus ancien du cabinet et l'un des meilleurs amis d'Oncle Saul.
— Edwin, dis-je, que se passe-t-il ?
— Viens, Marcus, il faut qu'on parle.
Philipps ricana. Je m'écriai, fou de colère :
— Est-ce que ce sac à merde a pris la place de mon oncle ?
Philipps ne ricana plus.
— Reste poli, veux-tu ? Je n'ai pris la place de personne. Comme je te l'ai dit, les vieux éléphants meurent et…
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase, car je me jetai sur lui et l'empoignai par le col en lui disant :
— Quand les lions approchent des vieux éléphants, les jeunes éléphants viennent les buter !
Edwin m'enjoignit de lâcher Philipps et j'obéis.
— Il est fou ce type ! hurla Philipps. Je vais porter plainte ! Je vais porter plainte ! Il y a des témoins !
Tout l'étage s'était précipité pour voir ce qui se passait. Je balayai son bureau avec mon bras et jetai tout ce qui s'y trouvait par terre, y compris son ordinateur portable, puis je sortis de la pièce avec l'air du type prêt à tuer quelqu'un. Tout le monde s'écarta sur mon passage, je regagnai les ascenseurs. « Marcus ! s'écria Edwin en franchissant difficilement la haie de curieux pour me rejoindre. Attends-moi ! »
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, je m'engouffrai dans la cabine et il y entra avec moi.
— Marcus, je suis désolé. Je pensais que Saul t'avait dit ce qui s'était passé.
— Non.
Il m'emmena à la cafétéria de l'immeuble, où il m'offrit un café. Nous nous accoudâmes à une table haute dépourvue de chaises et il m'expliqua sur le ton de la confidence :
— Ton oncle a commis une grave erreur. Il a trafiqué certains comptes du cabinet et il a fait des fausses factures pour détourner de l'argent.
— Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?
— Je ne sais pas.
— Quand cela s'est-il passé ?
— Nous avons découvert la supercherie il y a un an environ. Mais c'était un montage habile. Il a détourné de l'argent pendant des années. Il nous a fallu plusieurs mois pour identifier ton oncle. Il a accepté de rembourser une partie de la somme et nous avons renoncé à porter plainte. Mais les autres associés du cabinet ont réclamé la tête de ton oncle, et ils l'ont obtenue.
— Mais enfin, il a fondé ce cabinet !
— Je le sais, Marcus. J'ai tout fait. J'ai tout essayé. Tout le monde était contre lui.
Je m'emportai :
— Non, Edwin, vous n'avez pas tout fait ! Vous auriez dû claquer la porte avec lui, remonter un autre projet ! Vous n'auriez pas dû laisser cela arriver !
— Je suis désolé, Marcus.
— Non, c'est facile d'être désolé tout en étant tranquillement installé dans votre fauteuil de cuir alors que c'est cette tête de con de Philipps qui a pris la place de mon oncle.
Je m'en allai, consumé par la rage. Je retournai au Marriott, tambourinai contre la porte de la chambre d'Oncle Saul. Il m'ouvrit.
— Tu as été chassé de ton cabinet ? m'écriai-je. Il baissa la tête et alla s'asseoir sur son lit.
— Comment le sais-tu ?
— Je suis passé au cabinet. Je voulais voir s'il y avait du courrier pour toi et j'ai découvert qu'ils avaient mis ce sac à merde dans ton bureau. Edwin a été obligé de tout me raconter. Tu comptais m'en parler quand ?
— J'ai eu honte. J'ai toujours honte.
— Mais que s'est-il passé ? Pourquoi as-tu détourné cet argent ?
— Je ne peux pas t'en parler. Je me suis mis dans une situation terrible.
J'étais au bord des larmes. Il le vit et me prit dans ses bras.
— Oh, Markie…
Je ne pus me retenir de pleurer, je voulais partir d'ici.
*
Pour me changer les idées, durant la période des fêtes de fin d'année, Alexandra utilisa les gains de son album pour m'offrir dix jours de vacances dans un hôtel de rêve aux Bahamas.
Un peu de repos loin de tout lui ferait du bien à elle aussi. Je la trouvais très marquée par les événements. Nous passâmes une première journée à la plage. C'était la première fois que nous nous retrouvions ensemble et au calme depuis longtemps, mais je percevais une tension étrange entre nous. Que se passait-il ? Je continuais à penser qu'elle me cachait quelque chose.
Le soir, avant d'aller dîner, nous bûmes un cocktail au bar de l'hôtel et je la poussai dans ses retranchements. Je voulais savoir. Elle finit par me dire :
— Je ne peux pas t'en parler.
Je m'énervai.
— Assez de tous ces petits secrets. Est-ce que quelqu'un pourrait être honnête avec moi pour une fois ?
— Markie, je…
— Alexandra, je veux savoir ce que tu me caches.
Elle éclata soudain en sanglots au milieu du bar. Je me sentis stupide. J'essayai de me rattraper et lui dis d'une voix plus douce :
— Alexandra, mon ange, que se passe-t-il ?
Des torrents de larmes dévalaient ses joues.
— Je ne peux plus te cacher la vérité, Marcus ! Je ne peux plus garder ça pour moi !
Je commençais à avoir un mauvais pressentiment.
— Que se passe-t-il, Alex ?
Elle essaya de se reprendre et me regarda droit dans les yeux :
— Je savais ce que tes cousins allaient faire. Je savais qu'ils allaient s'enfuir. Woody n'a jamais eu l'intention de se présenter à la prison.
— Quoi ? Tu savais ? Mais quand te l'ont-ils dit ?
— Ce soir-là. Tu t'occupais du barbecue avec ton oncle et je suis allée me promener avec eux. Ils m'ont tout raconté. Je leur ai promis de ne rien dire.
Je répétai, hagard :
— Tu savais depuis le début et tu ne m'as rien dit ?
— Markie, je…
Je me levai de ma chaise.
— Tu ne m'as pas prévenu de ce qu'ils allaient faire ? Tu les as laissé partir et tu ne m'as rien dit ? Mais qui es-tu, Alexandra ?
Tous les clients du bar nous dévisageaient.
— Calme-toi, Markie ! me supplia-t-elle.
— Me calmer ? Mais pourquoi est-ce que je me calmerais ? Quand je pense à la comédie que tu as jouée pendant leurs trois semaines de fuite !
— Mais j'étais réellement inquiète ! Qu'est-ce que tu crois ? Je tremblais, possédé par la fureur.
— Je crois que c'est fini, Alexandra.
— Quoi ? Markie, non !
— Tu m'as trahi. Je ne crois pas que je pourrai jamais te pardonner.
— Marcus, ne me fais pas ça !
Je lui tournai le dos et sortis du bar. Tout le monde nous dévisageait. Elle me suivit et essaya de me retenir par le bras, je me dégageai et hurlai :
— Laisse-moi ! LAISSE-MOI, JE TE DIS !
Je traversai le lobby de l'hôtel au pas de charge et sortis.
— Marcus, cria-t-elle en pleurant de désespoir, ne me fais pas ça !
Un taxi attendait devant l'hôtel. Je m'y engouffrai et verrouillai la porte. Elle se précipita, essaya de l'ouvrir, frappa à la vitre. J'ordonnai au chauffeur de prendre la direction de l'aéroport, laissant tout derrière moi.
Elle courut derrière la voiture, frappant encore contre la vitre, hurlant et pleurant. « Ne me fais pas ça, Marcus ! supplia-t-elle. Ne me fais pas ça ! »
Le taxi accéléra et elle dut renoncer. Je jetai mon téléphone par la fenêtre et poussai un cri, hurlant ma rage, hurlant ma colère, hurlant mon dégoût de cette vie injuste qui m'avait pris ceux qui comptaient le plus pour moi.
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