Elle ouvrait la porte de sa chambre et me poussait à l'intérieur. Le poster était là, contre le mur. Comme à Montclair. Loué soit Tupac, notre éternel entremetteur. Je la jetais sur le lit, elle éclatait de rire. Nous nous blottissions l'un contre l'autre et elle murmurait en attrapant mon visage entre ses mains :
— Je t'aime, Markikette Goldman.
— Je t'aime, Alexandra Neville.
En cette année 2006, Oncle Saul venait d'emménager dans la maison de Coconut Grove, achetée grâce à la vente de la Buenavista, et j'avais commencé à venir régulièrement à Miami.
Oncle Saul vivait très confortablement de l'argent de la vente de la maison des Hamptons, qu'il avait converti en actions extrêmement profitables. Pour s'occuper, il participait à différents clubs de lecture, assistait à toutes les conférences d'une librairie proche et s'occupait de ses manguiers et ses avocatiers.
Mais cela n'allait pas durer longtemps. Comme pour beaucoup d'autres, la tranquillité financière de mon oncle s'arrêta net en octobre 2008, lorsque l'économie mondiale fut secouée par la crise dite des subprimes. Les marchés s'effondrèrent. Les banques d'investissement et les fonds spéculatifs s'écroulèrent les uns après les autres, perdant l'argent de tous leurs clients. Du jour au lendemain, des gens jusqu'alors riches n'avaient plus rien. Ce fut le cas de mon oncle Saul. Le 1er octobre 2008, son portefeuille d'actions était valorisé à 6 millions de dollars, la valeur de la vente de sa maison des Hamptons. A la fin du même mois, il ne valait plus que 60 000 dollars.
Je l'appris en venant lui rendre visite au début de novembre, pour la période de Thanksgiving — que ni lui ni moi ne fêtions plus. Je le découvris aux abois. Il n'avait plus rien. Il avait vendu sa voiture et roulait désormais dans une vieille Honda Civic en fin de carrière. Il comptait chacun de ses dollars. Il avait voulu vendre la maison de Coconut Grove, mais elle ne valait plus rien.
— Je l'ai payée 700 000 dollars, avait-il dit au courtier venu l'évaluer.
— Il y a un mois, vous l'auriez vendue avec une plus-value, avait répondu son interlocuteur. Mais aujourd'hui, c'est fini. L'immobilier s'est complètement effondré.
J'avais proposé à Oncle Saul de l'aider. Je savais que Grand-mère et mes parents avaient fait de même. Mais il n'avait pas l'intention de se morfondre ni de se laisser décourager par la vie. Et je compris que c'était pour cette raison que je l'admirais : pas pour sa situation financière ou sociale, mais parce qu'il était un battant extraordinaire. Il avait besoin de gagner sa vie et il se mit en quête de n'importe quel emploi.
Il trouva un job de serveur dans un restaurant branché de South Beach. C'était un travail pénible et physiquement difficile pour lui, mais il était prêt à tout surmonter. Sauf les humiliations qu'il subissait de la part de son patron, qui lui criait sans cesse : « Tu es trop lent, Saul ! », « Dépêche-toi, les clients attendent ! » Il était arrivé qu'il brise une assiette dans sa précipitation, retenue ensuite sur son salaire. Un soir où il fut poussé à bout, il démissionna sur-le-champ, jeta son tablier par terre et s'enfuit du restaurant. Il erra à travers les rues piétonnes de Lincoln Road Mall, et finit sur un banc, en sanglots. Personne ne lui prêta attention, sauf un immense Noir qui se promenait en chantant et qui fut touché par sa détresse. « Je m'appelle Sycomorus, lui dit l'homme. Ça n'a pas l'air d'aller fort… » Sycomorus, qui travaillait déjà au Whole Foods de Coral Gables, parla à Faith d'Oncle Saul, et Faith lui trouva un poste aux caisses du supermarché.
Dans le calme de Boca Raton, mon nouveau livre avançait au fil des semaines.
Avais-je, en cet été 2012, invité les Baltimore dans mon esprit pour revivre notre passé ou pour parler d'Alexandra ?
Leo continuait de suivre l'évolution de mon travail. Je le laissais lire mes pages au fur et à mesure. Au début du mois d'août, il me demanda :
— Pourquoi ce livre, Marcus ? N'aviez-vous pas déjà écrit votre premier roman à propos de vos cousins ?
— Celui-ci est différent, expliquai-je. C'est le livre des Baltimore.
— Le livre est peut-être différent, mais au fond, rien n'a changé pour vous, me dit Leo.
— Que voulez-vous dire ?
— Alexandra.
— Oh, pitié ! Vous n'allez pas vous mêler de ça !
— Vous voulez mon avis ?
— Non.
— Je vais vous le donner quand même. Si les Baltimore étaient encore de ce monde, Marcus, ils vous diraient qu'il est temps d'être heureux. Que ce n'est pas trop tard. Allez la retrouver, demandez-lui pardon. Reprenez votre vie ensemble. Vous n'allez pas passer toute votre vie à attendre ! Vous n'allez pas passer toute votre vie à aller voir ses concerts et à vous demander ce que vous auriez pu devenir ! Appelez-la. Parlez-lui. Au fond de vous, vous savez qu'elle n'attend que ça.
— Il est trop tard, dis-je.
— Il n'est pas trop tard, Marcus ! martela Leo. Il n'est jamais trop tard.
— Je continue à penser que si Alexandra m'avait révélé ce que mes cousins s'apprêtaient à faire, ils seraient encore là aujourd'hui. Je les en aurais empêchés. Ils seraient en vie. Je ne sais pas si je pourrai jamais lui pardonner.
— S'ils n'étaient pas morts, me dit Leo d'un ton grave, vous ne seriez jamais devenu écrivain. Ils devaient s'en aller pour que vous puissiez vous accomplir.
Il quitta la pièce, me laissant à mes réflexions. Je refermai mon cahier. Devant moi, il y avait cette photo de nous quatre, qui ne me quittait plus.
Je pris mon téléphone et je l'appelai.
C'était la fin de la journée à Londres. Je sentis à la façon dont elle répondit qu'elle était heureuse que je lui téléphone.
— Alors, il t'a fallu tout ce temps pour m'appeler, me dit-elle. J'entendis du bruit derrière elle.
— Est-ce que je te dérange ? demandai-je. Je peux te rappeler plus tard, si tu veux.
— Non pas du tout. Je suis à Hyde Park. Je viens tous les jours ici après ma journée de studio. Il y a ce petit café au bord du lac, c'est un endroit très apaisant.
— Comment va ton disque ?
— Ça avance bien. Je suis contente du résultat. Comment va ton livre ?
— Bien. C'est un livre à propos de nous. À propos de mes cousins. À propos ce qui s'est passé.
— Et comment se termine ton livre ?
— Je ne sais pas. Je ne l'ai pas encore fini.
Il y eut un silence, au bout duquel elle dit :
— Ça ne s'est pas passé comme tu le penses, Marcus. Je ne t'ai pas trahi. J'ai voulu te protéger.
Et c'est ainsi qu'elle me raconta ce qui s'était passé le soir du 24 octobre 2004, lors de la dernière soirée de liberté de Woody.
Ce soir-là, elle était partie se promener dans Oak Park avec Hillel et Woody, alors qu'Oncle Saul et moi étions en train de préparer le barbecue.
— Alex, lui dit Woody, il y a quelque chose que tu dois savoir. Je n'irai pas en prison demain. Je vais m'enfuir.
— Quoi ? Woody, tu es fou !
— Au contraire. Tout est prévu. Une nouvelle vie m'attend dans le Yukon.
— Dans le Yukon ? Au Canada ?
— Oui. C'est probablement la dernière fois que nous nous voyons, Alex.
Elle éclata en sanglots.
— Ne fais pas ça, je t'en supplie !
— Je n'ai pas le choix, dit Woody.
— Bien sûr que si ! Tu peux purger ta peine. Cinq ans, ça passe vite. Tu sortiras avant tes trente ans !
— Je n'ai pas le courage d'affronter la prison. Je ne suis peut-être pas aussi dur que tout le monde l'a toujours pensé.
Elle se tourna vers Hillel et le supplia :
— Convaincs-le de renoncer, Hillel.
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